L’écriture de Flannery O’Connor n’est pas une écriture expérimentale au sens habituel du terme ; son maniement de la chronologie du récit reste traditionnel. Assez souvent, la narration suit l’ordre chronologique des événements, ou bien adopte la technique du conteur qui commence par une scène in medias res pour susciter un sentiment de léger suspend et d’attente, pour donner ensuite les explications attendues par le biais d’une analepse (Good Country People, Judgement Day, Parker’s Back, A Stroke of Good Fortune en sont quelques exemples).
Malgré ce maniement rassurant de la chronologie narrative, la plupart des récits proposent une vision dérangeante de la succession temporelle : l’intrigue s’organise souvent autour d’un saut ou d’une rupture causés par l’irruption imprévisible d’un événement qui met en défaut la vision déterministe du temps (le déterminisme suppose en effet qu’en connaissant une situation initiale, on peut prédire, à peu de choses près, quelle sera la situation suivante).
A cause de ce ” manque de suivi ” dans l’intrigue, la plupart des récits ont beau administrer de bonnes leçons à leurs protagonistes, ils n’en contrarient pas moins certaines exigences du roman d’éducation : par exemple, l’hypothèse d’une continuité entre les différentes étapes de l’éducation du héros, ce qui permet généralement de présenter l’éducation comme un développement, une évolution, un progrès dans la connaissance que le protagoniste a de lui-même. Or, dans les nouvelles de Flannery O’Connor, le tournant est souvent un moment d’intense abrutissement : le protagoniste devient proche de la brute, c’est-à-dire de l’animal. Son intelligence de lui-même et de sa situation est rarement augmentée. Il perd souvent la parole ; perdant l’usage du logos, il perd raison et langage tout à la fois. Presque aussi souvent, il perd la mémoire.
Cette amnésie est-elle seulement l’une des formes prise par l’humiliation de la créature lorsque cette dernière est placée devant son créateur? La perte de mémoire a peut-être un rôle plus fondamental à jouer : en effet l’amnésie suggère que le tournant de l’intrigue n’est pas seulement un événement dévastateur et appauvrissant, mais qu’il fait aussi de l’homme une créature vivant dans l’instant, sans passé ni avenir, sautant d’un instant décisif à un autre. Une telle insistance sur l’amnésie permet de définir l’écriture et l’esthétique de Flannery O’Connor par opposition à d’autres types d’esthétiques, celles qui précisément font de toute vision valable une forme de remémoration, de réminiscence, de synthèse entre passé et présent (nous pouvons songer à Proust, chez qui le sujet se construisant dans la littérature est une subjectivité vivant de réminiscences, ou encore à James Joyce, qui fait de l’écriture un palimpseste, une mémoire vivante des textes passés). L’écriture de Flannery O’Connor, au contraire, se livre à une dévaluation constante du souvenir.
I. Trompe-l’œil :
Dans le souvenir, le sujet a le sentiment d’une identité, ou au moins d’une continuité entre ce qu’il a été et ce qu’il est actuellement. Comme les autres modes de la conscience de soi, le souvenir est décrit dans les nouvelles de Flannery O’Connor comme une fiction en cours de fabrication : cette fiction est produite ici et maintenant.
Le paradigme du souvenir factice est donné par le souvenir de façade que les escrocs produisent sur mesure : les imposteurs sont ceux qui parlent le plus volontiers de leur passé, et avec le plus de volubilité. Chez Manley Pointer (Good Country People) et Mr. Shiftlet (The Life You Save May Be Your Own), le récit du passé est inventé de toutes pièces : tissé de pièces rapportées, il n’a pas de valeur référentielle ; Manley Pointer offre à son auditoire le récit d’un accident qui a littéralement coupé le corps de son père en deux, récit qui n’a pas valeur référentielle mais seulement fonction de leurre, puisqu’il présente à la jeune femme l’image séduisante car spéculaire de son propre corps, qui a été lui aussi sectionné (280). Pointer le bien nommé ” pointe ” en direction d’un événement passé comme s’il indiquait la référence de son discours, mais ses paroles ne font que produire une illusion référentielle. Le discours de l’escroc est donc un trompe-l’œil qui produirait une illusion de profondeur temporelle. L’autre escroc, Mr. Shiflet, se promène avec une boîte à outils, emblème de son activité principale : la réparation et le bricolage ” there ain’t a broken thing on this plantation that I couldn’t fix for you ” (149). Il fait redémarrer une voiture en panne, fait fonctionner les cordes vocales d’une jeune muette (150) ; et surtout, en tant que locuteur, il fait repartir des bribes de récits déjà utilisés ailleurs en les faisant passer pour le récit de son passé (ainsi, la comparaison de Lucynell Crater avec un ange du Seigneur, une fois empruntée au serveur du restaurant, est réutilisée pour évoquer un passé familial factice). Shiftlet, l’homme du déplacement (” shift “), déplace des fragments de récits d’un contexte à l’autre, produisant ainsi l’illusion d’un passé exhibé en trompe-l’oeil.
Certes on pourrait dire que c’est le propre de la figure de l’escroc. Susciter une croyance sans fondement, faire croire à un passé fictif, tel est son rôle. Mais chez O’Connor comme chez Melville, la figure du confidence man invite le lecteur à une attitude de soupçon généralisé. Chez O’Connor, l’image du passé semble constamment factice : même les personnages de bonne foi, ceux qui croient à leurs propres souvenirs, se les sont inventés.
II. La mise en scène du passé
Dans A Late Encounter with the Enemy, en fait d’images du passé, c’est un mécanisme de production d’images scéniques qui est mis à nu. L’ironie de la situation est manifeste: Sash est un vieillard sénile, qui vit dans l’instant comme un chat et ne souvient de rien : ” The past and the future were the same thing to him, one forgotten and the other not remembered ; he had no more notion of dying than a cat ” (139) ; ” What happened then wasn’t anything to a man living now and he was living now ” (142). Or c’est précisément cet homme sans souvenir qui sera utilisé dans le rôle du vivant souvenir du passé ; il est pris dans diverses mises en scène du soldat confédéré, celles que produisent l’industrie cinématographique ou les musées, et celle de sa petite fille, Sally Poker Sash, qui le réquisitionne pour figurer dans la mise en scène de son passé familial, lors d’une remise de diplômes.
Dans le rêve liminaire de Sally Poker Sash, le lecteur voit apparaître ce qui est refoulé par la mise en scène du passé : un corps nu, obscène au sens étymologique du terme, c’est-à-dire au sens de ce qui ne doit apparaître sur aucune scène, mis à part celle du rêve : ” (she) found him in his wheel chair behind her with a terrible expression on his face and with all his clothes off except the general’s hat and she had waked up and not dared to go back to sleep again that night ” (135). Sur les scènes diurnes, au contraire, la nudité obscène du corps présent est voilée. Ou plus exactement, elle est habillée : l’être animal qui vit dans l’instant est revêtu d’un uniforme et utilisé comme matériau de la commémoration. Le corps présent est alors costumé en corps du temps passé, et s’intègre ainsi à une reconstitution mythique de l’événement passé (“battles they would soon see daringly re-enacted on the screen ” (138)).
L’uniforme est un costume emprunté (136), une fausse relique qui n’est même pas un indice du passé (un signe indiciel aurait été en contact avec sa référence, alors que le costume du soldat confédéré est seulement un signe iconique, qui ne fait que ressembler à ce qu’il représente). Quant au titre de général dont le présentateur affuble le vieillard, il est également inauthentique (137). Tout comme dans le discours des confidence men, les signes qui renvoient ici au passé sont des pièces de fausse monnaie qui s’échangent effectivement, mais qui ne renvoient à aucune référence . [1]
Dans la nouvelle, les rouages théâtraux de ces commémorations sont exposés avec insistance, au point que les machines produisant les images du passé deviennent l’objet principal du récit satirique. Le souvenir y est entièrement réifié, comme si l’absence de perception subjective du passé chez le vieillard s’accompagnait d’une prolifération des objets commémoratifs, qui prennent toute la place : pas d’image mnésique, seulement des objets qui rappellent le passé. La nouvelle met également l’accent sur la fonction pragmatique du souvenir factice, dont l’utilité est définie en termes économiques : les images du passé sont produites et utilisées pour obtenir un profit, que ce dernier soit d’ordre financier (dans l’industrie cinématographique) ou narcissique (chez les Sash). Même le vieillard retire de ces exhibitions publiques un profit narcissique décrit comme l’assouvissement d’une soif puissante : ” his voracious gray eyes drinking in the glare and the applause ” (138).
A Late Encounter with the Enemy suggère que la mémoire qu’un peuple, qu’une famille ou qu’un individu ont d’eux-mêmes est toujours fausse, au sens où elle est toujours factice. Le souvenir n’a pas ici valeur de trace, d’archive ; il n’a pas non plus valeur d’opération mentale, de vision. Lorsque le vieillard retrouve la mémoire à la fin du récit, c’est très précisément au moment de mourir, au moment où le sujet va s’anéantir. Ce qui est alors retrouvé, ce n’est pas une intériorité, une forme de conscience de soi. Au contraire, c’est l’ennemi, celui qui va anéantir le sujet qui est rencontré.
III. L’instant crucial
A Good Man is Hard to Find commence, elle aussi, par une satire des souvenirs factices du Vieux Sud : la grand-mère pense de bonne foi qu’elle a un passé personnel, et même qu’elle est l’héritière d’un patrimoine familial et régional : avant le fatal tournant de la route et de l’intrigue, la bavarde nostalgique ne s’aperçoit pas que ses récits du passé n’ont ni valeur référentielle, ni même grande efficacité d’un point de vue pragmatique (Elle parle toute seule : ses histoires du vieux Sud ne captent l’attention de sa famille que si elles sont drôles ; le reste du voyage, l’auditoire reste muet ou peu réceptif). Le discours de la grand-mère est presque exclusivement commémoratif : le voyage en automobile est l’occasion d’une continuelle reconnaissance des lieux. Le discours se borne à faire le rapport entre les lieux et les personnages qui sont croisés en route et des objets déjà nommés, à des images déjà en stock. Dans ce voyage, le réel n’est jamais rencontré, si l’on définit le réel comme le matériau présent de la sensation présente. Seuls des clichés verbaux sont re-trouvés (” ‘a cute little pickanniny’ “) suscitant le désir immédiat de produire un cliché pictural : ” ‘If I could paint, I’d paint that picture’ ” (119). Comble du factice : le souvenir erroné de la maison prétendument visitée dans sa jeunesse. Non seulement la grand-mère ment intentionnellement et par ruse en parlant du panneau dérobé, le ” secret panel ” (123), mais elle ment aussi sans le vouloir (ce qui est le propre du souvenir, nous l’avons vu) : en effet, elle se trompe de localisation. Dans cette nouvelle comme dans la précédente, les récits rétrospectifs sont tous dénués de valeur référentielle : qu’ils soient autobiographiques ou journalistiques, ils sont dénués d’autorité. Même le journal mentionné dans la scène d’ouverture, celui qui sous-entendait que le Misfit était en Floride, indiquait lui aussi une localisation erronée, puisqu’en réalité, le Misfit se trouvait déjà en Georgie. Le tournant de l’intrigue, le passage devant le dragon mentionné dans l’exergue, sera également un passage des discours devant la pierre de touche du réel : terrifiante pierre de touche en vérité, révélant au lecteur et au personnage que le récit du passé n’était que fausse monnaie.
Après l’accident de la route, la bavarde passéiste est soudain confrontée à un double terrifiant, le bavard amnésique. Le Misfit parle beaucoup, lui aussi, mais contrairement à la grand-mère, il affirme ne plus se souvenir de grand-chose. Le personnage du tueur incarne en effet une rupture consciente entre le locuteur présent et son passé supposé. Le Misfit s’est baptisé lui-même (” I call myself the Misfit “) et a donc effacé son patronyme : il a rompu un lien généalogique, le lien symbolique entre la génération du père et celle du fils, s’affranchissant ainsi de la génération précédente. De plus, le pseudonyme qu’il a choisi évoque une discontinuité entre différentes époques temporelles : la difficulté de mettre en correspondre, d’ajuster (” fit “) des événements passés avec des événements postérieurs : ” ‘I call myself the Misfit (…) because I can’t make what all I done wrong fit with all I gone through in punishment” (131). Il est en un sens banal d’appliquer le vocabulaire de la rationalité économique à un contexte judiciaire (c’est d’ailleurs la logique du code pénal moderne, qui repose sur la proportionnalité des peines et des délits). Il est tout aussi habituel qu’un ancien détenu se plaigne d’avoir ” trop payé “. Ce qui est moins banal et beaucoup plus inquiétant, c’est le motif invoqué par le Misfit pour justifier ce sentiment d’injustice : l’amnésie. S’il ne parvient pas à faire coïncider la gravité du crime et la lourdeur de la dette, c’est qu’il ne garde aucun souvenir de ses premiers crimes. Tout ce qui reste de ce passé, ce sont des traces écrites qui l’incriminent ; à nouveau, le souvenir n’est pas une perception subjective, une vision, mais la trace réifiée, objectivée du passé : ” They had the papers on me ” (130), ces papiers, c’est un casier judiciaire que le Misfit n’a jamais lu : ” they never shown me my papers ” (131). C’est pourquoi il s’est lui-même lancé dans la production de nouvelles traces écrites : le Misfit se signe lui-même des reconnaissances de dettes, gardant toujours un exemplaire pour lui. Acteur du crime et fonctionnaire du crime tout à la fois, il garde les archives de ses délits.
Pourtant, ces précautions ne compensent pas la catastrophe initiale, celle du premier crime dont il n’a aucun souvenir. Et cette première défaillance est présentée ici comme la source même de ses méditations métaphysiques. Cet amnésique aux allures d’intellectuel ( ” he wore silver-rimmed spectacles that gave him a scholarly look ” (126)) est une caricature grimaçante du théologien chrétien. Comme le discours paradoxal du Misfit, la théologie attribue un rôle décisif à un événement dont personne n’a jamais gardé aucun souvenir : le péché originel est en effet posé dans la théologie chrétienne comme la transgression initiale et irréparable dont aucun être humain ne se souvient, mais pour laquelle chaque homme est puni. Les papiers qui prouvent la culpabilité du Misfit et qui justifient qu’il soit enterré vivant rappelle le chapitre de la Genèse qui atteste du péché d’Adam, péché à cause duquel tous les hommes sont condamnés à vivre dans un corps mortel, comme le Misfit qui dit avoir été enterré vivant, à cause de son premier crime : ” I was buried alive ” (130).
De plus, comme le discours théologique, le discours du Misfit place sur le même plan deux grands événements dont l’homme contemporain n’a aucun souvenir : le premier crime, et la venue d’un rédempteur capable de ressusciter les morts. Dans les deux cas, le Misfit ne dispose pas de souvenirs personnels : ” I wasn’t there ” (132); il n’a pas assisté au crime originel, et il n’a pas non plus assisté à la venue du rédempteur. Dans les deux cas, il ne sait qu’une seule chose : quelqu’un d’autre a gardé les papiers. L’institution judiciaire a gardé un casier judiciaire, tandis que l’institution religieuse, l’église, a gardé un témoignage écrit : les textes des évangiles. Dans A Good Man is Hard to Find, la condition du psychopathe amnésique et la condition du croyant sont analogues : ils ne se souviennent de rien, et doivent se fier à des traces écrites, alors même qu’il s’agit de questions de vie ou de mort, de salut ou de damnation. L’existence est alors définie en termes de choix décisifs : ici, le choix diabolique de la damnation, en l’absence de toute certitude.
De par son amnésie, le Misift est un être exceptionnel, un freak qui, à cause d’un accident de la nature, n’a pas accès à la contemplation de sa propre vie à travers ses souvenirs ; son handicap le contraint à une ascèse qui prive ses facultés intellectuelles du matériau de la mémoire, et le condamne à vivre dans l’instant, à ne se poser que des dilemmes théologiques : existence ou non existence du péché, existence ou pas d’un sauveur, telle est la question. Il est le miroir inversé de la grand-mère nostalgique : toute pleine d’elle-même et de ses souvenirs factices, celle-ci vit au contraire dans l’illusion d’une continuité entre le présent et le passé, dans l’illusion d’une durée où il est possible de s’installer confortablement, environnée de souvenirs et de projets.
C’est en tuant que le Misfit prouve qu’il vit dans l’instant, et c’est aussi par ses meurtres qu’il force les autres à vivre dans l’instant. La méthode est radicale : il leur inflige la menace d’une mort imminente. Le Misfit présente ainsi une version grotesque de la fonction apostolique, incitant par la terreur ceux qu’ils croisent à mener une vie meilleure : une existence conçue comme suite d’instants décisifs. Le lecteur peut constater l’efficacité de son prêche : la grand-mère est acculée par la terreur à la contemplation de l’instant qui précède la mort ; elle est coincée entre deux infinis que ses images du passé ne suffisent plus à voiler, et elle oublie alors le nom de son propre fils : ” The grandmother couldn’t name what the shirt reminded her of ” (130). Ce moment d’amnésie, cet oubli du lien généalogique, prépare l’émergence d’un lien ecclésial entre les êtres, celui qu’elle proposera au Misfit en l’appelant son enfant, lui qui est pourtant le meurtrier de toute sa famille (chez O’Connor comme chez Kierkegaard ou chez Dostoïevski, l’appartenance à l’Eglise chrétienne est indissociable de l’acceptation du scandale, de ce que ni la raison ni l’éthique n’approuvent).
La parole du Misfit, incohérente et sans valeur référentielle (il répète qu’il ne se rappelle pas grand chose) est pourtant d’une efficacité redoutable : celle-ci réside dans la force de l’interpellation, force illocutoire qui est ici propre à la fonction phatique du langage. Très efficacement, le Misfit répère ” Lady “, ou ” Listen, Lady “, vérifiant efficacement qu’elle est bien présente, ici et maintenant, qu’elle n’est pas absente, distraite. De fait, la grand-mère est bien acculée, coincée dans l’instant présent. Ce moment de la mort imminente sera désigné dans le bref épilogue comme le seul moment où l’on est quelqu’un de bien, ” a good woman ” : ” ‘She would of been a good woman’, the Misift said, ‘if it had been somebody to shoot here every minute of her life’ ” (133). Le moment de terreur mortelle est effectivement le seul moment où l’on vit véritablement dans l’instant et dans la chair, où l’on fait face à l’éternité : se dissipe alors l’illusion que la durée humaine est la seule dimension de l’existence.
Comme l’ont souligné de nombreux critiques [2], le contact entre l’éternel et le temporel se produit ici sur le mode exclusif de l’irruption soudaine, que rien n’a préparé. Pour rendre sensible cet instant décisif où la figure de l’Autre (voire la figure divine du Tout-Autre) fait irruption, le texte utilise fréquemment la métaphore de la pointe, qu’il s’agisse d’une percée militaire ou du transpercement d’un corps par une pointe acérée. Par exemple, dans Parker’s Back, l’instant décisif de la conversion de Parker est décrite comme une pointe qui n’écrirait pas sur les tablettes de la mémoire du sujet, mais agirait très littéralement comme une pointe infligeant au corps une légère blessure, piquant et colorant la surface de la peau. En effet, le rappel du mythe chrétien, récit de la venue du Messie, n’opère pas à la manière d’une réminiscence, d’une vision qui appartiendrait au sujet de la perception : après le choc de la conversion, les yeux de Parker sont vides (519-520) : son regard cave est celui d’un être littéralement creux et comme dénué d’intériorité. De fait, c’est le corps, non l’esprit, qui reçoit l’image : la pointe du tatoueur devient en effet ” stigma ” (étymologiquement, ” piqûre “) et dessine des stigmates sur la surface de la peau. Ce poinçon produit une icône, qui d’abord commémore la venue du Christ en gloire (l’icône byzanthine), puis commémore l’épisode de la flagellation (le Christ blessé) une fois que Parker a été rossé par sa femme. Ce faisant, Flannery O’Connor ne suggère nullement que le mythe chrétien serait un mythe structurant, qui serait capable d’imprimer sa forme aux événements de l’histoire contemporaine. Dans Parker’s Back, le lecteur remarque que si les figures correspondent bien aux différentes parties du mythe chrétien, en revanche elle n’y apparaissent qu’en désordre (le Christ du ” Second Coming ” y apparaît avant le Christ du ” First Coming “). Et surtout, la vie du nouveau converti n’est pas présentée comme une imitation consciente de Jésus Christ : c’est moins une remémoration qui est ici à l’œuvre qu’une forme de somatisation : un symptôme corporel manifeste un sens qui par ailleurs échappe à la conscience.
Cette pointe, celle qui métaphorise l’instant décisif, fait à nouveau sentir sa présence dans le regard perçant de Sarah Ruth ou de Manley Pointer (” his eyes like two steel pikes ” (289)), dans la corne du taureau qui finit par empaler Mrs. May (334), dans la percée du ciel ou du soleil dans la muraille d’arbres appartenant à Mrs. Cope (176, 184). Dans tous les cas, le lecteur devine alors l’opération du stigma qui vient dessiner un motif religieux à la surface d’un monde physique souvent peu conscient de ce phénomène d’inscription. Après l’ascèse que représentent les moments d’amnésie, ce n’est donc pas nécessairement un authentique souvenir qui apparaît. Bien souvent, les récits ne s’achèvent pas sur le contenu d’une vision, sur une image mnésique qui serait cette fois véridique et fiable, mais plutôt sur un objet commémoratif d’un nouveau genre : un corps-icône ou un cosmos porteur de stigmates.
Notes
[1] Sur le thème de la fausse monnaie, je renvoie à l’analyse pénétrante que Jacques Pothier a faite de Good Country People dans Les Nouvelles de Flannery O’Connor. Synthèse d’une œuvre. Nantes : Editions du temps, 2004. (116-121)
[2] Ainsi André Bleikasten écrit : ” (la grâce est) toujours soudaine, jamais graduelle. Pas de cheminement intérieur vers la vérité pour ces hommes et ces femmes incapables de la moindre lucidité et réfractaires à toute forme d’introspection. Tout se joue ici et maintenant, dans le saisissement de l’instant “. Bleikasten, André. Flannery O’Connor. Paris : Belin, 2004. 94.