Les nouvellistes sont rarement paysagistes. Question de temps. Ils ne peuvent laisser traîner leur regard, il leur faut aller vite. Dans un roman, même dans un bon roman, il peut y avoir des lenteurs, des longueurs. Dans une nouvelle, rien ne doit en principe venir freiner la progression du récit. Bien entendu, il y a du descriptif dans tout récit, alors que la réciproque n’est pas tout à fait vraie. Comme l’a fait remarquer Gérard Genette, « il est plus facile de décrire sans raconter que de raconter sans décrire » [1]. Dans la nouvelle comme dans le roman, la description est ce qui vient « étoffer » le récit, donner chair aux personnages et figure aux lieux de l’action. Mais la description étendue et détaillée, plus ou moins autonome, avec ses signaux et ses structures propres, telle que l’ont analysée Genette, Barthes, Ricardou et Hamon, est une pause que le nouvelliste ne peut s’accorder, un luxe qu’il ne peut s’offrir.
Flannery O’Connor ne déroge pas à la règle. Il y a de la description disséminée dans ses nouvelles ; il y a peu de descriptions. Pas une page, à peine, de temps en temps, un paragraphe qu’on pourrait découper et détacher du texte comme unité descriptive et mettre dans une anthologie comme « morceau choisi ». O’Connor ne s’attarde jamais. Ses portraits sont des croquis, des caricatures, ses paysages de rapides esquisses. Elle ne décrit jamais un site, un lieu, un objet pour lui-même, pour sa singularité, son pittoresque ou sa beauté, et quand il s’agit d’en dire la laideur, une phrase suffit : « Behind, in the distance, the city rose like a cluster of warts on the side of the mountain » [2].
Cela dit, il ne faut pas minimiser la part de la description dans son œuvre. S’il n’y a ni portraits « fouillés » ni paysages-tableaux proposés à notre contemplation, le descriptif n’en remplit pas moins des fonctions essentielles dans l’économie de ses récits et en oriente vigoureusement le sens. En fait, comme on le verra, entre récit et description, il n’y a pas seulement complémentarité, mais une contamination réciproque qui finit par produire une relation d’analogie, de ressemblance sinon de redoublement ou de redondance entre le décrit et le narré.
Notons aussi que si rien, dans l’oeuvre d’O’Connor, ne ressemble au foisonnement descriptif qu’on peut trouver chez Balzac, Proust ou Faulkner, les touches descriptives y abondent. Ces touches ou, si vous préférez, ces traits se distribuent de manière variable d’une nouvelle à l’autre, mais on ne peut manquer d’être frappé par la récurrence quasi obsessionnelle de certaines d’entre elles et d’être intrigué par le réseau de connexions qui se forme à partir d’elles. A travers ces retours, ces reprises se dessine, en effet, par rémanence ou surimpression, une configuration fixe et permanente qu’on pourrait appeler le paysage emblématique de Flannery O’Connor.
La ligne
Dans ce paysage, l’opposition première, le partage en quelque sorte fondateur est entre le bas et le haut, la terre et le ciel, et les fictions d’O’Connor reviennent inlassablement à ce qui les oppose et les sépare : la ligne d’horizon.
Cette ligne pourrait n’être qu’un simple tracé, un pur trait, Chez O’Connor, elle apparaît toujours comme une sorte de barre et elle est immanquablement faite d’arbres. Voici l’incipit de « A Circle in the Fire » : « Sometimes the last line of trees was a solid gray-blue wall a little darker than the sky but this afternoon it was almost black and behind it the sky was a livid glaring white » (175). A la fin de « Greenleaf », lorsque le taureau charge Mrs May, la ligne d’arbres (the tree line) à l’arrière-plan du drame est trois fois mentionnée (333-334). La brève description du site où s’affairent les terrassiers qui ouvre « A View of the Woods », se réfère de même à « une ligne noire de bois » (« a black line of woods », 335 ; voir aussi 348). Dans « The Enduring Chill », le soleil se lève au-dessus des « bois noirs » (« the black woods », 357), et il poursuit sa course par-dessus la ligne d’arbres lointaine. (« the far tree line », 505) dans « Revelation ». Et encore dans « Judgment Day », la dernière nouvelle d’O’Connor, le regard du vieux Tanner franchit la ligne pour se perdre dans la pâleur vide du ciel (« Tanner’s gaze drove on past the farthest blue edge of the tree line into the pale empty sky », 540)
Dans « A Circle in the Fire », cette ligne est d’abord bleu gris, puis elle se durcit et se minéralise en bleu de granit (« a hard granite blue », 190). Mais le plus souvent elle est noire, d’un noir violemment contrasté avec le rougeoiement ou la pâleur du ciel. Dans « A Circle in the Fire » sa noirceur s’oppose à un ciel livide (voir 175), dans « The Enduring Chill » à un ciel cramoisi (voir 382). On remarquera aussi que son horizontalité se conjugue presque chaque fois avec une agressive verticalité. L’horizon, chez O’Connor, n’est pas un lointain ouvert, promesse d’un nouvel espace encore invisible. Il ne s’étend pas, il se dresse, il se hérisse. Ainsi dans « The Displaced Person » : « The woods stuck up like dry bristles on the skyline » (233). La ligne n’est pas une frontière franchissable, elle interdit même le franchissement, comme pourrait le faire une sentinelle (« the gray-blue sentinel line of trees », « A Circle in the Fire », 176). Elle forme un rempart, elle fait barrage. Dans « A Circle in the Fire », « A Temple of the Holy Ghost » et « Greenleaf », elle est comparée à un mur (« a solid gray-blue wall », 175 ; « the wall of woods », 242 ; « a black wall of trees », 321). Mur sans faille, sans ouverture, mur clos comme l’enceinte d’un lieu défendu ou à défendre. Mais construction fragile. C‘est bien comme protection précaire qu’Asbery, se sentant lui-même menacé, la perçoit à la fin de « The Endurng Chill » : « The tree line […] formed a brittle wall, standing as if it were the frail defense he had set up in his mind to protect him from what was coming » (382).
D’où la comparaison, fréquente elle aussi, de la ligne d’horizon à une forteresse. Dans The Violent Bear It Away, la ligne bleue des arbres se dresse comme une forteresse contre le vide du ciel matinal ( « the woods that ran in grey and purple folds until they touched the light blue fortress line of trees set against the empty morning sky » [3]. L’image de la ligne-forteresse revient dans « A Circle in the Fire », focalisée cette fois par une fillette à sa fenêtre, et dans la rêverie de celle-ci, au détour d’une comparaison, se découvre ce qui menace de détruire le mur fragile de la forteresse : « The child thought the blank sky looked as if it were pushing against the fortress wall, trying to break through » (176).
Bois
La ciel vide exerce une poussée verticale qui risque d’enfoncer le mur de la forteresse végétale que forment les arbres des bois. Risque toujours présent chez O’Connor de la pénétration forcée, de la violation, du viol. Mais les bois eux-mêmes sont lourds de menaces, et l’on pourrait être tenté de dire que, toutes proportions gardées, en modèle réduit pour ainsi dire, ils sont dans la fiction d’O’Connor ce que, dans l’imaginaire américain, a représenté depuis l’origine la wilderness, la grande forêt primitive jadis redoutée par les pionniers : un espace sauvage et secret, une réserve d’inquiétante étrangeté. Dans « The River », avant que Mrs Connin et Bevel, le petit garçon, n’atteignent le fleuve, ils traversent une forêt : « He had never been in woods before and he walked carefully, looking from side to side as if he were entering a strange country» (164). Rayber, dans The Violent Bear It Away, passe par la même expérience : « The forest rose about him, mysterious and alien » (184).
On s’aventure rarement dans les bois chez O’Connor, c’est surtout du dehors qu’ils menacent, lorsque la ligne des arbres à l’horizon s’incurve pour se transformer en cercle et se referme sur elle-même pour devenir prison. Ainsi les bois « ténébreux » – on pense à la « forêt obscure », la selva oscura au tout début de l’Enfer de Dante – viennent-ils cerner les Wesley après l’accident, juste avant l’arrivée du Désaxé : « The road was about ten feet above and they could see only the tops of the trees on the other side of it. Behind the ditch they were sitting in there were more woods, tall and dark and deep » (125). « Dans « Greenleaf », la scène finale de l’encornement mortel de Mrs May par un taureau a pour théâtre « une arène verte entièrement encerclée par les bois » (« a green arena, encircled entirely by the woods », 331-332). L’image de l’arène s’accorde à merveille au rituel de cette mise à mort : espace clos et inhabité, mais aussi scène de courses de taureaux et d’autres affrontements entre hommes et bêtes.
Le bois est le lieu de crimes abominables et de cérémonies secrètes. Dans Wise Blood, Hazel Motes s’y rend pour se mortifier après son premier péché. Dans The Violent Bear It Away, le jeune Tarwater s’y fait sodomiser par le mystérieux « étranger ». Dans « A View of the Woods » Mary Fortune y est fouettée par son père. « A Good Man Is Hard to Find » l’associe très étroitement à la violence et à la mort. L’exécution des Wesley n’y est pas relatée directement dans son atroce brutalité. On n’entend d’abord que deux coups de feu. Ils viennent des bois : « There was a pistol shot from the woods, followed closely by another. Then silence. The old lady’s head jerked around. She could hear the wind move through the tree tops like a long satisfied insuck of breath » (129). Deux pages plus loin, un cri suivi d’un troisième coup de feu : « There was a piercing scream from the woods, followed closely by a pistol report » (131). Pour la grand-mère, à la fin, à sa fin, entre la mort de sa famille et la sienne, imminente, le ciel n’est plus qu’un grand vide : « There was not a cloud in the sky nor any sun. There was nothing around her but woods » (131). Les bois, c’est ce qui reste quand il ne reste rien. Les bois, c’est le lieu obscur de la mort advenue ou de la mort à venir. Dans « Greenleaf », c’est encore des bois que – ombre venue de l’ombre – surgit le taureau qui va tuer Mrs May : « In a few minutes something emerged from the tree line, a black heavy shadow that tossed its head several times and then bounded forward » (333).
Retenons enfin, apparaissant chaque fois dans le voisinage immédiat d’une scène de mort, deux saisissantes métaphores anthropomorphiques : la bouche et la blessure. Dans « A Good Man Is Hard to Find », après l’arrivée du Désaxé et de ses deux acolytes juste avant le massacre, les bois s’ouvrent comme une bouche d’ombre dévorante : « Behind them the line of woods gaped like a dark open mouth » 127). Le bois est bouche aussi dans « Greenleaf », où revient le verbe « to gape » : « the tree line gaping behind him » (334). Plus surprenante encore, la sombre blessure que devient la ligne des bois pour Mrs May à la fin de cette nouvelle : « She continued to stare straight ahead but the entire scene in front of her had changed – the tree line was a dark wound in a world that was nothing but sky » (333). Enfin, l’image de la plaie, cette fois sanglante, revient dans la vision de Mr. Fortune à la fin de « A View of the Woods » :
The third time he got up to look at the woods, it was almost six o’clock and the gaunt trunks appeared to be raised in a pool of red light that gushed from the almost hidden sun setting behind them. The old man stared for some time, as if for a prolonged instant he were caught up out of the rattle of everything that led to the future and were held there in the midst of an uncomfortable mystery that he had not apprehended before. He saw it, in his hallucination, as if someone were wounded behind the woods and the trees were bathed in blood. After a few minutes this unpleasant vision was broken by the presence of Pitt’s pick-up truck grinding to a halt below the window. He returned to his bed and shut his eyes and against the closed lids hellish red trunks rose up in a black wood (348).
De la perception Fortune est passé à l’hallucination. Des bois au loin regardés de sa fenêtre aux bois vus, paupières closes, dans le noir, dans son lit. Des troncs d’arbre dans leur flaque de lumière rouge jaillie du soleil couchant aux troncs infernaux baignés dans le sang. Et dans l’hallucination, ce vieil homme obtus et obstiné accède enfin dans l’effroi et le vertige au sens du mystère.
Les bois, on le voit, ont chez O’Connor toutes sortes de pouvoirs. Ils menacent, ils effrayent, ils dévorent ou encore, comme dans « Judgment Day », ils aspirent et absorbent le regard au point d’évider l’identité de qui les regarde : « Tanner had continued to look across the field as if his spirit had been sucked out of him into the woods and nothing was left on the chair but a shell » (540).
Soleils
Au-dessus de la ligne, le cercle. Au-dessus des bois, le ciel. Dans le ciel, entre aube et crépuscule, le soleil. Tel est, dans sa définition la plus simple et la plus abstraite, le paysage o’connorien.
Il y a dans les nouvelles d’O’Connor comme une aimantation du regard vers le haut et le lointain. Le ciel y tend à envahir l’espace aux dépens de la terre. Ciel nocturne parfois, quelques clairs de lune, comme au début de « Greenleaf », dans la belle scène inaugurale, d’atmosphère très hawthornienne [4], de « The Artificial Nigger » ou encore à la fin de The Violent Bear It Away (243). Et dans une des rares échappées hors du monde sordide de Wise Blood on trouve cette description du ciel étoilé au-dessus de la ville de Taulkinham :
The black sky was underpinned with long silver streaks that looked like scaffolding and depth on depth behind it were thousands of stars that all seemed to be moving very slowly as if they were about some vast construction work that involved the whole order of the universe and would take all time to complete. No one was paying any attention to the sky [5] (23)
Cette description est, je crois, une des seules, peut-être la seule, chez O’Connor, où le ciel déplie son immensité, se creuse d’une profondeur et suggère un ordre cosmique. Mais personne, dans le roman, n’y prête attention. De plus, cet ordre ne se révèle au regard que la nuit. Or le monde d’O’Connor est d’abord un monde diurne et solaire. Dès le premier paragraphe de son premier roman, Wise Blood, le soleil est là, tout rouge, à la lisière des bois lointains : « the sun standing, very red, on the edge of the farthest woods » [6]. Dans ses nouvelles, il n’en est guère où « sun » n’apparaisse : on relève neuf références dans « The Life You Save May Be Your Own », sept dans « Revelation ». Qui plus est, le soleil apparaît souvent en position stratégique, au seuil ou à la fin du récit. « The Life You Save May Be Your Own » commence au lever du soleil. Trois des nouvelles – « A Temple of the Holy Ghost », « The Artificial Nigger » et « Revelation » – se terminent au couchant.
Le soleil, chez O’Connor, se définit d’abord comme une tache de couleur plus ou moins vive. Rouge au début de Wise Blood, dans « A Temple of the Holy Ghost », « Greenleaf », et « Revelation », flamboyant dans « A Late Encounter with the Enemy », orange dans « The Artificial Nigger », doré dans «The Enduring Chill », argenté dans « The Displaced Person » , blanc dans « A Good Man Is Hard to Find » et « The River ». Mais les couleurs, dans ses nouvelles, ne sont jamais simplement des attributs observables des choses comme le seraient leur forme, leur consistance ou leur poids, et le soleil est toujours plus que l’astre qui donne lumière et chaleur à la terre.
Le soleil est un organe, un œil. Il voit, regarde, espionne, scrute. Dans « The River », il vient « filer » les personnages : « The white Sunday sun followed at a little distance, climbing fast through a scum of gray cloud as if it meant to overtake them » (162-163). Dans « Revelation », lorsque Mrs Turpin s’approche de sa porcherie, le soleil est derrière les bois : « The sun was behind the wood, very red, looking over the paling of trees like a farmer inspecting his own hogs » (507).
Le soleil est une lumière « dans laquelle, comme il est dit dans « The Artificial Nigger », « toute chose apparaît dans son exacte vérité (« everything [looks] exactly what it [is] » , 264). Plus encore, c’est un feu, une énergie agressive, une force volontiers destructrice. Le soleil brûle et incendie. Dans « A Circle in the Fire », il est manifestement de mèche avec les trois petits voyous qui s’apprêtent à mettre le feu à la propriété de Mrs Cope : « the sun burned so fast that it seemed to be trying to set everything in sight on fire » (184). De même, dans « Greenleaf », Mrs May ressent la présence du soleil au-dessus de sa tête comme une mortelle menace : « she was conscious that the sun was directly on top of her head, like a silver bullet ready to drop into her brain » (325). Plus tard, la nuit venue, l’étrange bruit de pierre qu’elle entend dans son sommeil devient le soleil, tentant de traverser la ligne des arbres : « She became aware after a time that the noise was the sun trying to burn through the tree line » (329). Dans son rêve, son mauvais rêve, le soleil se transforme ensuite en « grosse boule rouge » (« a swollen red ball », 329), puis rétrécit et pâlit, pour prendre finalement la forme d’une balle. Et voilà qu’il jaillit de la ligne d’arbres pour foncer sur elle : « Then suddenly it burst through the tree line and raced down the hill toward her » (329), énoncé qu’on ne peut relire après coup sans y voir une préfiguration de l’assaut meurtrier du taureau rapporté à la fin de la nouvelle.
Le soleil apparaît dans « Greenleaf » comme le double du taureau qui va encorner Mrs May, et tous deux renvoient ostensiblement aux puissances mystérieuses et souvent dévastatrices du sacré. C’est dire que, tout en étant un agent dans l’histoire relatée dans la nouvelle, le soleil est, comme le taureau, métaphore.
Fonctions de la description : de la métaphore à l’allégorie
Avant de devenir métaphores, cependant, le soleil et le taureau sont des agents dans une histoire et des objets décrits dans un monde présumé réel, et il en va de même d’à peu près tout ce qui est décrit dans les nouvelles d’O’Connor. A des degrés divers, tout y participe de ce déplacement et de cette substitution de sens qu’est la métaphore. En participe, mais sans que la figure vienne s’actualiser formellement, comme elle le ferait dans un discours poétique. Les métaphores d’O’Connor sont soit ces quasi-métaphores souvent insolites et parfois extravagantes que sont ses comparaisons (en général introduites par « as if »), soit des métaphores par métonymie ou métaphores diégétiques, c’est-à-dire des métaphores dont le « véhicule » est emprunté à l’univers spatio-temporel du récit et que seul le lecteur, à partir d’une lecture rétroactive, verticale ou, pour le dire en termes linguistiques, paradigmatique, est en mesure d’identifier comme telles [7].
Par la métaphorisation, la description échappe à la pure référentialité (à supposer qu’il y ait jamais une référentialité « pure »). Chez O’Connor, elle n’est pas une expansion (amplificatio)
ornementale plus ou moins gratuite du récit, comme elle l’était dans la tradition rhétorique. Elle n’est pas non plus prioritairement l’instrument de la mimésis. Mais elle est toujours étroitement associée à la conduite du récit. De ses fonctions proprement diégétiques, la plus remarquable peut-être par l’implacable efficacité de sa mise en oeuvre dans les nouvelles d’O’Connor, est la fonction proleptique ou, pour le dire plus simplement, anticipatrice ou prédictive. Décrire, c’est alors prédire et préfigurer – mais obliquement, de manière implicite – des situations, des actions ou des événements à venir, c’est faire du trait ou du passage descriptif ce que Genette propose d’appeler une amorce, une de ces pierres d’attente du récit dont le sens et la valeur ne pourront être reconnus qu’a posteriori. On vient d’en avoir une démonstration dans « Greenleaf » : le soleil qui fonce sur Mrs May dans le rêve de celle-ci annonce la charge mortelle du taureau. La démonstration est encore plus éclatante dans « A Good Man Is Hard to Find », où la mort des Wesley est programmée dès le premier paragraphe par « l’amorce », ironiquement déplacée et distanciée, que constitue l’entrée en scène du Désaxé par le relais d’une photo du futur assassin de la famille publiée dans la presse locale. Après cette mise en garde liminaire, les amorces vont se multiplier en même temps que les fausses pistes. Le voyage des Wesley s’annonce au départ comme un voyage touristique. Le paysage – désigné, non comme landscape, mais comme scenery dans le texte – se déplie (un peu comme le « dépliant » d’une agence de voyage) sous le regard de la grand-mère jouant les guides :
She pointed out interesting details of the scenery : Stone Mountain ; the blue granite that in some places came up to both sides of the highway ; the brilliant red clay banks slightly streaked with purple ; and the various crops that made rows of green lace-work on the ground. The trees were full of silver-white sunlight and the meanest of them sparkled (119).
Le paysage défile ici comme un séduisant panorama, se fragmente en une succession kaléidoscopique de couleurs : le bleu du granit, le rouge vif veiné de mauve des bas-côtés d’argile, la dentelle verte des champs, l’étincellement argenté des arbres. Après cette ouverture euphorique, le paysage va peu à peu s’altérer. Premier spectacle prémonitoire, signalé en toute innocence à la famille par la grand-mère, un petit cimetière apparu au milieu d’un champ : « They passed a large cotton field with five or six graves fenced in the middle of it, like a small island » (119). Six tombes : c’est comme si les six Wesley étaient déjà sous terre dans leurs cercueils. Puis, la grand-route une fois quittée, la voiture s’engage dans un terrain plus accidenté et donc plus dangereux :
The dirt road was hilly and there were sudden washes in it and sharp curves on dangerous embankments. All at once they would be on a hill, looking down over the blue of trees for miles around, then the next minute, they would be in a red depression with the dust-coated trees looking down on them.
« This place had better turn up in a minute, » Bailey said, « or I’m going to turn around » (124).
Pour Bayley, il n’y aura plus de retour. L’accident se produit aussitôt après. De même, l’arrivée après l’accidentde la voiture noire, la voiture-corbillard des gangsters, est précédée par la description déjà citée des bois sombres et profonds (voir 125), et l’on sait que c’est dans les bois que les Wesley, à l’exception de la grand-mère, seront tous abattus. Là encore, la description non seulement accompagne, mais pré-voit et pré-dit le récit en même temps qu’il en amplifie et intensifie les données. On pourrait en dire autant de la plupart des autres nouvelles d’O’Connor. Dans « A Circle in the Fire », par exemple, la tension montante entre Mrs Cope et les trois jeunes envahisseurs de la ville a pour corrélat la sauvagerie croissante du paysage.
Autre fonction de la description, primordiale chez O’Connor : la fonction herméneutique ou, au sens large, symbolique. Ses signes les plus discrets sont des miroitements intratextuels, comme, par exemple, dans « A Good Man Is Hard to Find », les subtiles et surprenantes correspondances, signalées par Claude Richard [8], entre la toilette de la grand-mère et le paysage environnant : sa robe et son canotier de paille sont bleus comme le granit au bord de la route, ses gants de coton blancs comme la lumière du soleil, son bouquet de violettes artificielles est mauve (« purple ») comme les veinules dans l’argile rouge des bas-côtés (voir 118-119). La signification de ce parallélisme n’est pas des plus évidentes, mais l’on sait que de tels jeux d’échos sont depuis longtemps monnaie courante dans la nouvelle comme dans le roman.
O’Connor rejoint également la tradition romanesque la plus classique lorsqu’elle recourt à la description physique (visage, corps, habillement, mobilier, etc.) pour révéler et expliquer la psychologie des personnages. Le détail, chez elle, est toujours fortement motivé, correspond toujours à une notation indicielle, qu’il s’agisse de la vieille guimbarde de Motes dans Wise Blood, des lunettes à monture d’argent du Désaxé dans « A Good Man Is Hard to Find », de la machine à dévorer la glaise dans « A View of the Woods » ou de l’aquarelle abstraite dans l’appartement des parents de Bevel décrite au début « The River ». De la contiguïté à l’analogie. Dans « Good Country People », la jambe de bois est à Hulga ce que la partie est au tout, la partie vaut pour le tout, et en même temps manque au tout : la jambe de bois est Hulga et n’est pas Hulga. Métaphores par métonymie, là encore. Ce qui ne va pas toujours sans ironie.
Mais l’essentiel, pour O’Connor du moins, n’était pas la psychologie. Ses métaphores ont d’autres enjeux, sa symbolique vise plus loin, plus haut, appelle d’autres interprétations. La ligne d’horizon, la terre et le ciel, délimitent le champ du visible, mais composent en même temps un paysage emblématique figurant le partage de l’ici-bas et de l’au-delà. Le ciel est tour à tour indifférence et accablement, le soleil est ardeur et fureur divines. Tout lieu est scène du sacré, hiérophanie. Tout espace est texte obscur, texte à lire, mais qui ne se donne pas d’emblée à lire, texte à déchiffrer. Aussi glisse-t-on chez O’Connor aisément de la métaphore ponctuelle vers cet entrelacs de métaphores, ce discours tout en énigmes qu’est l’allégorie. Celle-ci, du reste, est de toute manière une des virtualités, voire une des pentes naturelles de la description. Comme l’a noté Philippe Hamon, « très généralement, toute description tend à s’allégoriser, tend à introduire dans le texte un actant collectif plus ou moins anthropomorphe […] l’allégorie, d’ailleurs, est peut-être la seule façon de décrire l’indescriptible, les entités « abstraites » ou les concepts philosophiques (la Liberté, la Beauté, la Patrie, réclament peut-être l’allégorie et la prosopopée) » [9] Or, c’est précisément le mystère de « l’indescriptible », l’indescriptible du mystère qu’O’Connor s’est employée à décrire ; c’est précisément de concepts abstraits, dans son cas plus théologiques que philosophiques, qu’il est question dans toute sa fiction. Certes, ses descriptions produisent des « effets de réel », mais pour cette « hallucinée de l’arrière-monde » [10], le présumé réel ne saurait se suffire à lui-même et sa représentation ne saurait être une fin en soi. La description peut dresser l’inventaire du perceptible et nous faire sentir la proximité et le poids des choses. Pour qui se veut « réaliste des lointains », elle ne peut que manquer son objet ultime. Mais les ressources et les ruses de la langue lui permettent d’au moins le signifier.
André BLEIKASTEN
Notes
[1] « Frontières du récit » in Figures II, Seuil, 1969, p. 57
[2] The Complete Stories, New York, Farrar, Straus & Giroux, 1971, p.165. Dans le texte de cet essai toutes les citations des nouvelles d’O’Connor renvoient à cette édition.
[3] The Violent Bear It Away, New York, Noonday Press, 1960, pp.111-112
[4] L’ouverture de la nouvelle rappelle les célèbres pages sur la magie de la lune dans « The Customs-House », la longue préface de The Scarlet Letter.
[5] Wise Blood, New York, Noonday Press, 1962, p. 23.
[6] Wise Blood, p. 9.
[7] Voir Genette encore, dans Figures III, Seuil, 1972, pp. 47-48.
[8] Voir « Désir et Destin dans ‘A Good Man Is Hard to Find’ », Delta n° 2 (mars 1976), 61-73
[9] Philippe Hamon, Du descriptif, Hachette, 1993, pp. 104-105.
[10] L’expression est de Nietzsche.