Séminaire FAAAM du 8 avril 2011
Par Alice Braun
L’ouvrage que je souhaite vous présenter aujourd’hui est un recueil d’articles rassemblés par deux chercheuses, l’une canadienne (Alison Blunt), l’autre écossaise (Gillian Rose). Cette hétérogénéité des origines des deux éditrices est emblématique de l’ambition de l’ouvrage en général, qui est de proposer un état des lieux, ou plutôt un instantané des réflexions sur le genre dans une perspective postcoloniale. L’intérêt de cet ouvrage est d’envisager les problématiques de genre et les problématiques postcoloniales comme deux axes distincts qui se croisent, fusionnent parfois, entrent en conflit et se repoussent alternativement. Les espaces dont il est question sont essentiellement distingués par pays ou par zone géographique, ce qui représente sans doute déjà une des limites de l’ouvrage, qui ne propose pas, en dehors de l’introduction, de réflexion transversale, déconnectée des contextes géographiques et culturels dans lesquels s’ancrent les différents exposés. On peut ainsi regretter que le terme d’espace ne devienne, au fil de l’ouvrage, qu’un synonyme pour postcolonialité, et finisse par n’être qu’une toile de fond sur laquelle vient s’inscrire les problématiques liées au genre. Néanmoins, l’ouvrage, pris dans sa largeur de vue, nous permettra de faire le point sur les questions spécifiques liées au croisement des théories sur le genre et sur la postcolonialité, mais également de dégager une définition de l’espace comme concept théorique, notamment à travers l’image de la carte, qui sert de fil directeur à l’ensemble du recueil.
L’introduction, rédigée par les deux éditrices, permet de faire le tour des questions que pose le concept d’espace dans le domaine des études de genre, mais également des débats qu’il suscite. En effet, c’est dans l’espace que s’inscrit le plus visiblement la politique des genres, avec notamment la séparation entre sphère publique et sphère privée, notamment. Cette division, qui a été mise en évidence par un premier féminisme, n’est cependant pas un phénomène universel et anhistorique, puisque selon les auteures, elle coïncide avec l’émergence de la classe moyenne au 19ème siècle. Cette contextualisation permet de mettre en évidence les points de conflit qui existent à l’intérieur même du domaine des études genrées : pour les féministes noires, le codage symbolique de l’espace qu’a fait apparaître Betty Friedan, par exemple, est une problématique essentiellement blanche et bourgeoise. L’espace est également l’un des aspects autour desquels s’affrontent conceptions essentialistes et non-essentialistes du genre – un affrontement qui va d’ailleurs être au cœur de nombreuses réflexions dans le recueil. « The central task for many feminists today is to articulate the extraordinarily complex and simultaneous interaction of gender, class, race, and sexuality (to name just four of the most frequently mentioned axes of identity, oppression, and resistance) that create differences between women; the politics of difference with which many feminists are now concerned is not only the politics of difference between two genders, but also the politics of diversity among women », p. 6-7. Ainsi, pour les auteures du recueil, il convient de considérer l’espace comme un plan où s’intersectent les différentes données de l’expérience individuelle, au-delà de la simple identité genrée. Le seul véritable écueil à éviter est celui de l’illusion d’un « espace transparent », dénué de tout marquage, fruit de l’idéologie dominante basée sur la croyance en la possibilité d’une prise directe du savoir sur le réel. L’espace a besoin, pour fonctionner comme concept au sein d’une approche déconstructionniste des études de genre et du postcolonialisme, du concept annexe de « positionnalité », qui décrirait alors une occupation politique de l’espace, et une mise en évidence de ses différents quadrillages.
Dans le cadre de cette réflexion, le motif de la carte servira de fil directeur, dans la mesure où elle se veut représentation transparente de l’espace, mais dont la nature même de représentation trahit la portée véritablement politique. Par ailleurs, si la carte st une image tout à fait centrale dans la réflexion postcoloniale, dans la mesure où elle formalise l’appropriation de l’espace, elle permet également de relier ces problématiques à celles du genre, puisque la carte est perçue comme le symbole par excellence du phallogocentrisme et de la métaphysique de la présence. Ainsi, « Imperialist literature often incorporated sexual imagery to create and sustain the heroic stature of male colonizers who conquered and penetrated dangerous, unknown continents; often characterized by the fertility of both indigenous vegetation and women », p. 10. Cependant, s’il est indéniable que la colonisation a essentiellement été une entreprise masculine, les auteures de l’introduction nous rappellent que de nombreuses femmes y ont également participé. C’est là qu’apparaît tout l’intérêt de faire converger études de genre et postcolonialisme dans le cadre d’une réflexion sur l’espace, puisque celui-ci devient le site de différentes divisions plus complexes : hommes et femmes, bien sûr, mais aussi hommes colonisateurs et hommes colonisés, femmes colonisatrices et femmes colonisées. Toute la définition du sujet est alors destabilisée et devient fluide, changeante, et l’espace n’est dès lors plus lisse et plat, mais pareil à une étoffe qui chatoie et réfléchit la lumière selon ses plis et froissés. Les femmes colonisatrices, dont il va essentiellement être question dans la première partie, intitulée « Drawing the Map », vont justement nous fournir l’exemple typique d’une positionnalité multiple du sujet, au carrefour de différentes formes d’oppression. La deuxième partie, intitulée « Rethinking Mapping », va s’intéresser au contexte véritablement postcolonial, et à la déconstruction, par le prisme des études de genre, d’un soi-disant « espace transparent », et des pratiques contemporaines d’appropriation de l’espace. Dans cette deuxième partie, la notion de territoire, empruntée à Trinh Minh-ha, permettra de mettre au jour les différentes formes de prise sur l’espace : « By naming it as territory, Trinh insists that transparent space is about power, knowledge, and control. It is something that has to be constituted, imposed on spaces and places not imagined through itself », p. 15.
Les trois premiers articles de la section intitulée « Drawing the Map » ont pour sujet les récits de voyage écrits par des exploratrices britanniques du 19ème siècle. Tous trois cherchent ainsi à montrer que ces femmes, bien que marginalisées au départ par le patriarcat colonisateur européen, ont néanmoins participé par leurs écrits à cette prise cognitive sur l’espace, qui fait le substrat idéologique du genre du récit de voyage. On verra que cette prise de parole participe à des degrés différents à l’entreprise coloniale, et qu’elle suppose une positionnalité du sujet très ambivalente, et parfois contradictoire. Sara Mills (dont les travaux ont déjà été évoqués dans ce séminaire) est l’auteur du premier article, qui envisage de manière assez générale l’élaboration du savoir comme base du régime colonial, ainsi que le rôle joué par certaines femmes exploratrices dans l’acquisition de ce savoir : « Thus rather than viewing imperial activity as the imposition of rule by an army or the ‘discovery’ of a country by an explorer, imperialism can instead be seen to consist of a myriad number of activities that took place in both the public and the private sphere and that played a role in producing knowledges that affirmed and naturalized the imperial presence », p. 32. Pour Sara Mills qui adopte ici une approche foucaldienne avec l’équation savoir/pouvoir, l’expérience des femmes exploratrices a ceci d’intéressant qu’elle permet d’envisager le sujet colonial de manière plus fragmentée. En effet, la femme exploratrice est obligée de s’attribuer les qualités viriles de l’explorateur masculin, tout en s’efforçant de maintenir les conventions liées à son sexe. Cette positionnalité ambivalente a pu pousser certains critiques à lire les textes de ces femmes comme des critiques à peine voilées du système impérialiste. Or, pour Sara Mills, elles y ont largement participé, notamment en adoptant un regard paternaliste vis-à-vis des femmes colonisées, en dénonçant par exemple des pratiques qu’elles jugeaient barbares (comme le sati en Inde – voir les travaux de Spivak sur le sujet). Au fond, on pourrait ajouter que la tentation de vouloir lire une complicité a priori des auteures de récits de voyage avec les femmes qu’elles rencontrent dénote déjà d’une vision androcentrée consistant à rejeter les femmes dans une altérité sans nuance. Au contraire, pour Sara Mills, la dénonciation de la condition supposément dégradante de certaines femmes colonisées a eu pour effet une idéalisation du traitement des femmes au sein du patriarcat européen, ce qui permet par ricochet de justifier l’entreprise coloniale d’un point de vue moral : « This type of seemingly critical knowledge also provided a space for British women within the imperial enterprise as a whole, so that they could be imperial citizens while remaining thoroughly within the stereotypical discourse of femininity and motherhood », p. 42. Sara Mills propose ensuite une analyse des écrits de Fanny Parkes, dont la posture morale et émotionnelle fournit une illustration de ce processus d’acquisition de savoir colonial.
Alison Blunt, quant à elle, s’intéresse essentiellement à l’exploratrice Mary Kingsley, et en premier lieu à la volonté de cette dernière d’inclure une carte de ses voyages dans la publication de ses récits, comme une façon d’en authentifier la véracité et la légitimité. Dans son article, la chercheuse interroge la féminité de et dans les textes de Mary Kingsley, et examine la position problématique de l’exploratrice, qui doit inscrire sa parole dans un genre caractérisé par une surdétermination masculine, et dans lequel il est nécessaire pour tout auteure d’imposer sa légitimité plus clairement encore qu’un auteur masculin. Ensuite, Alison Blunt évoque le style lui-même des descriptions de Mary Kingsley, dans lesquelles elle décèle un tropisme genré spécifique. Pour elle, en effet, Kingsley privilégie un mode de description métaphorique, et donc en partie subjectif, à un mode plus littéral, qui serait celui de la simple emprise supposément neutre du regard. « The former reveals the subjectivity of an observer located within the landscape while the latter relates to a panoramic gaze objectifying the landscape through the imperial power and authority of an external observer », p. 62. Enfin, cette approche un peu binaire de la représentation est nuancée par Blunt, qui voit chez Kingsley un paradoxe entre, d’un côté, la tentative d’appropriation du regard large, soi-disant transparent du colon/explorateur, et de l’autre, la mise en avant d’expériences subjectives et liées au genre de l’auteur. Ainsi, Mary Kingsley aborde le Mont Cameroun avec l’aplomb de l’aventurier, mais ne cesse de rappeler sa faiblesse constitutive de femme, qui lui rend toute ascension impossible.
Cheryl McEwan, enfin, s’intéresse aux récits de voyage en Afrique de l’Ouest de trois exploratrices : Mary Slessor, Mary Kingsley et Constance Larymore. Il s’agit encore une fois ici de questions de représentation, mais cette fois-ci des femmes colonisées par les femmes colonisatrices elles-mêmes, au carrefour des trois axes principaux de subjectivité : genre, classe, race. L’intérêt d’avoir choisi ces trois femmes est de multiplier les effets de positionnalité : Mary Kingsley était donc une exploratrice, qui tendait à adopter un point de vue plutôt masculin, tandis que Constance Larymore était la femme d’un colon, et Mary Slessor, une missionnaire célibataire. Toutes basaient leur entreprise, mais également leur discours, dans un certain sens du devoir, bien que la part du privé et du public de ce devoir variât de l’une à l’autre. Pour Cheryl McEwan, ces femmes furent les seules à présenter une image des femmes africaines en dehors des clichés habituels qui en faisaient les victimes d’une oppression barbare. Au contraire : même si toutes adoptent un regard plutôt condescendant, toutes ont également à cœur d’expliquer les raison de l’existence des coutumes qui paraissent arriérées à l’observateur européen. Cependant, l’auteure fait remarquer que l’attitude de supériorité d’une Constance Larymore, par exemple, dénote plus d’une conscience de classe, ce qui tendrait à faire croire que l’identité genrée ne saurait pas constituer dans ce contexte un élément suffisant d’identification entre deux sujets. Ainsi, même si toutes ces femmes ont lutté à leur manière pour la défense des droits des femmes africaines, et notamment Mary Slessor, par le biais de ses activités en tant que missionnaire, aucune d’entre elle ne souhaita s’associer aux mouvements féministes britanniques lors de leur retour dans leur pays natal. Ce paradoxe apparent ne fait encore une fois qu’illustrer la difficulté d’assigner une identité fixe à des sujets qui évoluent le long de différents axes de subjectivité.
Kay Scheffer, pour sa part, prend pour sujet l’une des héroïnes de la colonisation australienne, Eliza Fraser, qui fut quasiment mythifiée de son vivant, après qu’elle eut fait le récit de son enlèvement par des Aborigènes, suivi de son rocambolesque sauvetage. « This chapter, then, will examine the Eliza Fraser story not as a historical event, but as a foundational fiction aligned to the maintenance of a colonial empire and to the making of the Australian nation », p. 102. En racontant son histoire de manière répétée à différents endroits, et dans le cadre de différents types de publication, Eliza Fraser a multiplié les facettes de sa subjectivité, et s’est posée tout à tout comme héroïne, victime, puis, lors de son retour à Londres, comme faible femme abandonnée par la société, voire potentielle affabulatrice (elle a réclamé au gouvernement britannique de lui fournir une subsistance à la fin de sa vie). Cependant, elle est restée, en dehors même de sa subjectivité propre, l’un des éléments du mythe qui a présidé à la colonisation de l’Australie. Femme de capitaine, son mari fut tué à l’occasion d’une mutinerie consécutive au naufrage du navire. Elle fut alors prise par une tribu d’Aborigènes qui abusèrent d’elle, avant d’être sauvée par un prisonnier échappé de sa geôle, du nom de John Graham. On retrouve ici tous les éléments de la légende coloniale – australienne, mais pas seulement – : la femme faible victime du renversement de la figure d’autorité, et par conséquent de la frénésie sexuelle des barbares, le criminel qui gagne sa rédemption en rétablissant l’ordre patriarcal. « With these publications, Mrs. Fraser becomes a figure of display for an imperial/colonial audience and her story a myth by which the popular imagination understood the civilized world by means of its difference from the savage ‘others’ at its margins », p. 107. Pour Kay Schaffer, ces récits de capture et de libération, très populaires au 19ème siècle, participent à la mise en carte symbolique de l’espace à conquérir, à sa transformation en territoire, car ils dessinent les différentes lignes de partage qui déterminent d’une part la civilisation, de l’autre, la barbarie.
Le dernier article de cette première partie, écrit par Judy Barrett et David C. Smith, est consacré à la correspondance de femmes américaines pendant la deuxième guerre mondiale. Il s’agit plus d’un exposé que d’une véritable problématisation du rôle des femmes pendant cette guerre, mais dans l’ensemble, ces lettres tendent à illustrer l’émancipation féminine qui s’est fait jour à cette époque, et qui s’est essentiellement traduite par l’ouverture de perspectives géographiques. Pour les auteurs de l’article, les événements subis dans le domaine intime par ces femmes (généralement le déplacement ou la séparation d’avec un fils ou un conjoint) leur ont permis de se déplacer sur le territoire américaine, mais également de s’intéresser à la géopolitique, en plus de simplement sortir de leurs rôles traditionnels de mères et d’épouses.
La deuxième partie de l’ouvrage, comme on l’a vu, aborde des questions plus contemporaines, liées à la condition postcoloniale, et s’intitule « Rethinking Mapping ». Il y est essentiellement question de nouvelles méthodes critiques disponibles pour déconstruire toutes sortes de discours aliénants, basés sur la classe, la race ou le genre. Le premier article, rédigé par Louise Johnson, géographe australienne, prend pour objet d’étude une banlieue de la ville de Melbourne du nom de Roxburgh Park, et en examine l’histoire, faite d’appropriation et de quadrillage social. La chercheuse commence par dresser un état des lieux de la recherche sur la culture aborigène, et constate qu’elle ne fait l’objet d’études académiques que depuis peu de temps. « Higgins, for instance, has researched and written of the ways in which the colonization of Aboriginal people continued well beyond the early frontier days and, through various institutions of containment and regulation, actively perpetuated the process of cultural destruction », p. 143. Louise Johnson tente en effet de montrer que la marginalisation des Aborigènes est un phénomène qui perdure aujourd’hui, bien que sous des formes différentes, qu’il s’agit ici de déconstruire. Elle se propose ainsi de se livrer à une critique postcoloniale d’un projet d’urbanisation qui s’est effectué selon elle par le biais de quatre étapes symboliques majeures : « prior occupancy, ongoing dispossession, the marketing of difference, construction of community identity ». A travers l’examen de cette parcelle de ville, c’est évidemment sur toute une logique d’appropriation et d’exclusion, qui a fondé la nation australienne, que revient l’auteure. Ainsi, le terrain correspondant aujourd’hui à Roxburgh Park, bien qu’à l’origine habité par une tribu d’Aborigènes, fut immédiatement approprié par les colons, dans la droite lignée d’une croyance qui faisait de l’Australie une terra nullius, la terre de personne. Cette spoliation fut évidemment accompagnée d’une prise de pouvoir sur les indigènes, rapidement mis sous la tutelle de « Aboriginal Protectorates ». A la fin du 20ème siècle, ce terrain fut racheté par l’état australien, qui décida d’y établir un projet d’aménagement urbain. Pour Louise Johnson : « If colonization involves the exercise of superior, state-sanctioned force – be it military, financial or legal – in the acquisition of land, which is then commercially developed, then this phase in the history of the site involves a continuation of the colonization process », p. 156. La chercheuse fait par ailleurs remarquer que ce territoire est également organisé selon autre axe de discrimination, puisque ses constructions ont été ouvertement conçues dans l’optique d’une définition très stricte des rôles genrés (grands espaces pour les hommes, cuisines qui donnent sur le jardin pour les femmes). De même, la sélection qui fut appliquée aux candidats à l’achat avait de toute évidence pour but de créer une communauté homogène, à savoir blanche, et hétérosexuelle.
Jane M. Jacob, dans l’article qui suit, examine également les problématiques du discours et de la condition aborigène, en abordant plus précisément la confluence entre les discours féministes, écologistes, et celui des traditions aborigènes, ou du moins celui d’une certaine représentation non-aborigène qui en est faite. Pour Jane M. Jacob, même si ces rapprochements peuvent être fructueux, ils posent également le problème d’une certaine récupération du discours des uns et des autres, ce qui crée le risque d’un écrasement et d’une simplification des problématiques de chacun. « In particular, there are specific problems arising from the essentialized notions of Aboriginality and woman that underpin radical environmentalisms and feminisms », p. 169. La chercheuse entreprend alors de déconstruire une certaine prise en charge du discours non-Occidental, au profit des mouvements écologistes et féministes, qui tentent dans une même démarche de proposer une alternative à ce qu’elle appelle « universal patriarchy », qui serait ainsi responsable d’une domination destructrice des femmes et de la nature. Ce parallélisme, aussi convaincant qu’il puisse paraître, repose sur une vision essentialisante du genre qui pose problème à de nombreuses féminises dans la mesure où il s’agit dès lors d’envisager la femme du strict point de vue de sa biologie dans un rapport spécifique qu’elle entretiendrait avec la nature. Comme l’explique Jane M. Jacob à propos de ces récupérations du discours : « At one level they seem to celebrate difference, but at another level they obliterate difference through reductionist concepts of ‘oneness’. In such environmentalisms and feminisms, ‘otherness’ becomes an ‘imaginary space’ for writing subjectivities in Western universalist objectives », p. 175. Elle évoque également plus précisément l’alliance objective entre écologistes et Aborigènes, et la convergence de certaines luttes autour, notamment, de l’exploitation de certains territoires. Cependant, ces alliances reposent également sur un processus de mystification de la culture aborigène : en leur assignant le rôle « romantique » de conservateurs de la terre, les discours écologistes participent à l’élaboration d’une représentation aliénante des Aborigènes. Quant aux rapprochements militants entre femmes blanches et femmes aborigènes, ils n’ont que rarement fonctionné, et ont plutôt souligné les divergences entre les deux groupes, notamment dans l’établissement des priorités de chacun. Jane M. Jacob illustre ce problème en prenant l’exemple d’un conflit qui eut lieu dans les années 80 autour du projet de construction d’un barrage sur un site sacré dans la culture des femmes aborigènes. Celles-ci durent, pour se justifier, révéler publiquement des éléments sur la signification du site dans la tradition aborigène, éléments censés rester strictement secrets, et dont la révélation dans les médias fut vécue comme une véritable violence à l’encontre de cette culture. On pourrait déconstruire ce besoin d’un discours autour de ce qui doit rester au-delà des mots, d’une révélation de ce qui doit rester caché, comme une autre manifestation de la métaphysique de la présence qui préside à la pratique occidentale du langage. Paradoxalement, c’est à l’occasion d’un même conflit de ce genre, autour duquel les femmes aborigènes refusèrent cette fois-ci de communiquer, que l’alliance avec les mouvements féministes et écologistes fut la plus significative et la plus efficace. C’est justement parce qu’il n’y a pas eu de discours, qu’il n’y a pas eu d’appropriation de la tradition de l’autre, selon l’auteure, ce qui a rendu possible des alliances respectueuses de chacun.
La tentation de l’universalisme dans les mouvements féministes et postcoloniaux est également une problématique au cœur de l’article suivant, et qui traite du développement des études postcoloniales et des études de genre dans le milieu académique d’Afrique du Sud. Pour l’auteure, Jennifer Robinson, il est essentiel de trouver une nouvelle méthodologie critique postcoloniale et genrée qui prenne plus en compte les divers problèmes de positionnalité qui se posent inévitablement au sein d’une nation aussi complexe que celle d’Afrique du Sud. Il est ainsi fait référence aux reproches de nombreuses critiques noires à l’égard des intellectuelles blanches, accusées de récupérer l’expérience des femmes noires dans une visée totalisante et universalisante. L’auteure fait ainsi référence à une conférence sur les femmes qui s’est tenue dans les années 90 : « The reactions to the conference on women in South Africa were quite hostile from women who felt they were being excluded as they did not belong to the white academic world. One of the arguments was that white women academics writing about black women have been constructing black women as objects in a racialized discourse », p. 201. Tout en reconnaissant les problèmes que pose cette appropriation du discours, elle est également critique à l’égard d’un discours inverse, mais complémentaire, qui voudrait faire de l’expérience vécue la condition sine qua non pour une parole dite « authentique ». C’est donc la question de la représentation que pose Jennifer Robinson, et notamment dans un contexte national où tous le groupes ont tendance à se définir en contraste les uns avec les autres. Afin d’illustrer cet écueil, elle se sert de l’exemple donné par 3 ethnographes sud-africaines des années 50 à 70, qui ont eu pour point commun de s’intéresser à la communauté indienne de la ville de Natal. Elle nous montre ainsi qu’en adoptant un point de vue particulièrement eurocentrique, ces trois auteures ont participé à une représentation « aliénante » (« othering ») de cette communauté, qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler les descriptions des populations africaines que proposaient au 19ème siècle les femmes exploratrices, dans un registre où se mêlait moralisme et différentialisme. C’est donc dans une certaine tradition ethnographique sud-africaine que se trouve la racine du problème, selon Jennifer Robinson, qui propose dans la dernière partie de son article la définition d’une nouvelle méthodologie, fondée sur la mise en avant de la positionnalité du chercheur lui-même. « Crucially the question we need to address now is whether it is possible for the researcher and the ‘other’ to find ‘postcolonial’ ways of producing understandings and knowledge that are not simply reproducing the colonial apartheid mappings and placings of earlier researchers and that are not denying the presence of the researcher in the construction of such representations », p. 218. Il s’agirait donc que le chercheur s’avance désormais à découvert, fasse état de sa position de non-neutralité, et des différents enjeux personnels qu’il ou elle investit dans son sujet de recherche.
Le dernier article prend pour contexte de référence l’Irlande, et envisage les liens entre identité et lieu, tout en essayant de dépasser les conceptions essentialisantes dont on a vu qu’elles constituaient souvent un écueil des réflexions féministes et postcoloniales. Elle illustre par ailleurs son propos par des analyses d’œuvres de l’artiste contemporaine Kathy Pendergast, qui ouvrent et referment son texte. En effet, pour Catherine Nash, l’appropriation du territoire irlandais a pour pendant direct l’emprise qu’exerce l’église catholique sur le corps des femmes. Or, l’artiste Kathy Pendergast propose justement dans une série créée dans les années 80 une représentation du corps féminin sous forme de cartes géographiques, assorties de coupes géologiques. Pour l’auteur de l’article, le rapprochement des représentations patriarcales et coloniales dans une œuvre d’art contemporain permet de les envisager sous un autre angle de déconstruction : « Both the representation and control of female biology and the role of geography in the exploitation, alteration and control of territory is highlighted in the quiet violence of these images. The familiarity of the connection between colonial control other lands and the control of female sexuality and the use of gender in the discourse of discovery is displaced by the powerful subtlety of these images », p. 234. Catherine Nash rapporte ces jeux d’images à la représentation des femmes qui est apparue lors des mouvements nationalistes irlandais du début du 20ème siècle, dans lesquels celles-ci servaient d’emblème à une conception idéale, anti-urbaine, quasiment pastorale d’une certaine Irlande de légende. La figure de la mère de famille, desexualisée par sa fonction, devenait alors un écran sur lequel se projetaient les fantasmes homosociaux d’un nationalisme qui entendait justement se défaire d’une position féminisée de colonisé. La encore, on constate que les convergences entre les deux discours, féministes et postcoloniaux, ne vont pas forcément de soi, et que l’oppression peut venir de ceux qui s’en ressentent la victime par ailleurs. Ainsi, pour la chercheuse, seule l’approche postmoderne de ces problématiques permet de sortir de ces impasses, notamment essentialisantes, en proposant, au lieu d’un discours de substitution, une déconstruction du discours en soi : « … A nonessentialist feminist employment of ideas of landscape, place, and nature, in recognizing the constructed basis of both ideas of identity and landscape allows notions of place to be employed as empowering but fluid, unstable, and provisional means of liberation », p. 239. Elle nous propose ainsi de réinterroger le concept et la représentation de la carte, en faisant notamment référence à ce qu’en fait Deleuze dans sa philosophie. Catherine Nash se livre ainsi à un retournement de la perspective, faisant de la carte non plus l’image de la pulsion d’emprise du colon, mais bel et bien le lieu de rencontre de toutes les lignes qui composent l’identité et le discours.