L’intérêt de ce recueil d’articles divers autour de Desperate Housewives est également l’un de ses défauts majeurs, dans la mesure où la multiplication des points de vue et analyses permet à la fois de mettre en place des échos et des contradictions qui créent le débat, mais occasionne également un certain nombre de répétitions, ce qui fait que l’ensemble donne parfois une impression de confusion. Cependant, il est à noter que ce dispositif de réflexion autour de la série est organisé selon 4 axes majeurs qui permettent de s’y retrouver un peu parmi le foisonnement d’idées, à savoir I. Culture, II. Sexual Politics, III. Genre, Gender and Cultural Myths et IV. Narrative, Confession and Intimacy. Le découpage des articles selon ces 4 grandes lignes peut parfois paraître un peu artificiel (c’est souvent le cas des recueils d’articles en général), mais permet cependant de mettre au jour des réflexions intéressantes, comme c’est le cas dans la 4ème partie. Je vais pour ma part suivre, dans l’ensemble, l’ordre du recueil lui-même, mais afin de ne pas tomber dans le simple commentaire de commentaire, je propose de suivre comme fil directeur la question qui ressort en permanence dans les différentes réflexions autour de la série, et qui consiste à savoir si elle relève ou non des aspects théoriques et pratiques du féminisme, si elle étaye le patriarcat dans sa forme moderne, ou si au contraire, elle le déconstruit. Les réponses à ses questions sont, on le verra, très contrastées. A noter cependant que ce recueil ne concerne que la première saison de la série, et ne peut donc pas tenir compte des différentes évolutions de l’émission à travers les années.
Le programme de cette série de réflexions est donné dès l’introduction :
…it is our aim to understand what this seemingly standard night-time soap opera with its glossy production values has to tell us about the American culture wars and the politics of television viewing, the current state of feminism and ideas of femininity, attitudes towards family and sexual politics as well as contemporary television culture in terms of generic conventions, and narrative and aesthetic forms, p. 8.
L’introduction de l’ouvrage, assez brève, permet cependant de poser le contexte théorique, qui est celui de ce qu’on appelle ‘the feminist backlash”, qui, pour aller vite, décrit le sentiment, répandu depuis les années 90 environ, chez les hommes et les femmes selon lequel le féminisme n’a plus vraiment de raison d’être puisque toutes les batailles en termes de droit des femmes auraient été gagnées. A ce concept de “feminist backlash” se trouve souvent adossé dans l’ouvrage celui de “post-feminism”, qui fonctionnerait un peu comme une version postmoderne du féminisme, avec tout ce que cela pourrait comporter d’ironie et de relativisme, et dont relèverait, selon certains, la série Desperate Housewives. Comme le reconnaissent les deux auteurs de l’introduction, il est bien difficile de déterminer où se situe la série sur l’échelle du féminisme, comme en témoigne la contribution sur laquelle se referme l’ouvrage, et dans laquelle s’opposent dans un match épistolaire deux femmes qui s’affrontent sur le caractère supposément féministe de la série, et ce avec des arguments en apparence de poids égal. L’introduction rappelle l’un des éléments centraux du paradoxe de Desperate Housewives, et qui est d’ailleurs constamment repris dans les différents articles, à savoir le positionnement identitaire de son créateur, Marc Cherry, qui se déclare être “a gay Republican”, ce qui aurait une incidence sur la vision des genres et des rôles de genre mise en avant dans la série. L’autre anecdote qui revient en permanence concerne la genèse de l’idée de la série telle qu’elle a été évoquée par Marc Cherry lui-même dans un interview où il raconte comment sa propre mère aurait avoué, face à un reportage sur Andrea Yates, mère infanticide, qu’il lui était arrivé de ressentir des pulsions similaires. Ce récit serait à première vue censé donner le ton de la série, dont l’approche de la maternité se ferait sous le signe du non-respect des tabous, même si de nombreux contributeurs montreront qu’il n’en est rien. L’introduction se poursuit par l’exercice classique qui consiste à résumer le contenu des différents articles.
La première partie de l’ouvrage, intitulée “Culture”, s’ouvre sur un article de David Lavery intitulé “‘W’ stands for women or is it wisteria ?: Watching Desperate Housewives with Bush 43”. Il s’agit, selon moi, d’un exercice humoristique un peu pénible consistant à mettre en scène de façon fictive le président George W. Bush en train de commenter un DVD de Desperate Housewives, à l’occasion de quoi il s’illustre surtout par sa grande bêtise, et par sa maîtrise approximative de la langue anglaise. Cet article a cependant pour mérite de replacer la série dans le contexte des années Bush, qui se sont caractérisées par un retour assez virulent du conservatisme. Il rappelle également le discours de Laura Bush, dans lequel elle avouait être une avide téléspectatrice de la série, comparant implicitement son sort à celui des protagonistes, un discours qui a beaucoup fait pour orienter la lecture de la série par les commentateurs comme soutenant des valeurs républicaines. Les 3 autres articles s’intéressent au rapport de la série en général avec l’état du féminisme actuel, et sa manifestation la plus récente, le postféminisme. C’est le cas de Rosalind Coward, pour qui Desperate Housewives fait partie de ce qu’elle nomme “Zeitgeist series”, ces émissions de télévision qui relaient, illustrent les préoccupations des femmes (et des hommes) de leur temps, comme Dallas et Dynasty 25 ans auparavant. Sans véritablement prendre position sur la question de l’adhérence ou non de la série au féminisme, Rosalind Coward nous montre tout simplement comment Desperate Housewives met en scène les dilemmes liés au postféminisme, que détaille un peu plus loin Kim Akass. Ashley Sayeau a pour sa part un point de vue beaucoup plus tranché sur la question, et insiste sur les messages contradictoires qu’envoient les scénarios et les représentations de la série, un phénomène qu’elle inscrit dans un contexte culturel idéologique plus large : “It is a sign of our centrist and thoughtless times, when everything down to the weather is presented as a point-counterpoint”, p. 46-7. Pour elle, ce relativisme idéologique qui rend impossible la moindre affirmation radicale, se manifeste dans la série sous la forme de ce qu’elle nomme “faux feminism” : “that subtle, yet increasingly pervasive brand of conservative thought that casts itself as deeply concerned with the frustrations of modern women, but can ultimately offer no alternatives except those of a traditional stripe”, p. 44. Pour elle, ainsi, l’émission se saisit des idées du féminisme pour mieux les déconstruire et démontrer leur échec, ce qui rejoint d’ailleurs l’avis déclaré de Marc Cherry sur le sujet. Kim Akass, dont la contribution clôt cette première partie, revient aux arguments de Rosalind Coward, et tente de placer la série dans le contexte du postféminisme actuel. Pour elle, l’esthétique “suburban” affichée de Desperate Housewives opère un effet de référentialité immédiat avec The Feminine Mystique, de Betty Friedan, dont le sujet était justement la déconstruction de la “good housewife”. C’est le personnage de Bree qui fait sans doute le plus clairement référence à cette dimension, tandis que celui de Lynette incarne les dilemmes dits postféministes auxquels sont confrontées les femmes d’aujourd’hui. Kim Akass explore à ce propos la notion de choix, et propose une définition du postféminisme, qu’elle décrit comme la possibilité (plus ou moins illusoire) donnée aux femmes de faire un choix parmi les différents styles de vie qui lui sont offerts. Mais elle en profite pour aussitôt déconstruire cette notion de choix, qui n’est selon elle, et comme le pensait la commentatrice précédente, qu’une illusion :
Maybe the rhetoric of choice has lulled mothers into a false sense of security and led to a resurgence of Friedan’s problem that has non name. The difference being that the women who are now suffering were born into a post-feminist world that gives them education, careers and the illusion of equality; only to have that illusion shattered when they attempt to combine motherhood and work, p. 57-8
Ainsi se termine donc cette première partie qui s’intéresse à la dimension théorique de la série.
La deuxième partie du recueil, intitulée “Sexual Politics”, se caractérise également par un mouvement de va-et-vient entre les deux pôles de notre réflexion initiale, mais qui apparaissent de façon encore plus tranchée que dans les précédentes. Dans son article, David Chambers a recours au concept butlerien de “gender performance” pour montrer que la réaffirmation constante des codes de l’hétéronormativité dans la série sert à en miner les fondements. L’auteur s’intéresse par exemple au personnage de Bree qui, face à l’homosexualité de son fils, et aux pratiques SM de son mari, s’efforce par tous les moyens de réaffirmer les codes habituels de l’orthodoxie hétérosexuelle. Pour lui : “In the effort to shore up the heterosexual norm, Desperate Housewives reveals its operations, and, despite any and all intentions, this amounts to a subversion of heteronormativity.”, p. 62. L’auteur s’appuie plus généralement sur l’idée selon laquelle la subversion ne provient pas nécessairement de la marge, mais peut également surgir du centre, où réside indubitablement le personnage de Bree sur le plan de la société, ainsi que le série, en terme d’échiquier culturel. Niall Richardson se penche également sur le personnage de Bree dans son article afin d’étayer une thèse similaire, à ceci près que l’auteur fait référence non plus au concept de “gender performance”, mais à celui de “camp”, défini par Susan Sontag dans un article célèbre intitulé “Notes on Camp”. L’argument de Richardson est que le « camp » fait partie de l’attirail théorique postféministe, dans la mesure où sa dimension de « mise en scène » du genre (gender) opère une déconstruction ironique de ses codes. Le personnage de Bree en est encore une fois le meilleur exemple : son nom de famille lui-même nous oriente dès le départ vers une lecture “camp” de son personnage. Comme le fait remarquer l’auteur : “Bree’s campness continually draws attention to the gender roles as being nothing more than constructs of performance.”, p. 90. S’il est vrai que tous s’accordent à dire que Bree est le personnage le plus emblématique – et le plus réjouissant – de la série, c’est sans doute parce qu’elle exagère jusqu’à la caricature (sans, selon moi, jamais vraiment l’atteindre) les traits de la femme au foyer occidentale parfaite telle qu’on se l’imagine. Richardson trouve donc des excuses au personnage de Bree en montrant que sa performance fait finalement partie d’une stratégie de survie, ce qui n’est pas le cas de Janet McCabe, qui avoue avoir une réaction personnelle beaucoup plus ambivalente envers elle, faite de fascination et de répulsion. L’ensemble de l’article fait d’ailleurs preuve d’une approche assez subjective, ce qui nuit à la clarté des idées qu’il s’agit d’exprimer. Une remarque intéressant ressort cependant, lorsque Janet McCabe examine le personnage de Bree par le filtre de Michel Foucault, et évoquant : “the grip that culture has on our bodies”, p. 76. Là encore, on peut regretter que l’auteur n’approfondisse pas son propos, car le recours à Foucault aurait pu s’avérer fécond. Kristian Kahn, qui signe la 8ème contribution de ce recueil, ne partage pas l’enthousiasme, ni même la fascination coupable des précédents auteurs au sujet de Bree, dont il faut au contraire l’agent d’une idéologie visant à criminaliser l’homosexualité. On se souvient tous de la phrase de Bree qui découvrant que son fils est homosexuel, s’exclame : “I would love even if you were a murderer”. Kristian Kahn évoque également le fait que le personnage d’Andrew soit systématiquement présenté dans la série comme un psychopathe, justement, ce qui révèle selon lui le fond idéologique homophobe de Desperate Housewives. L’auteur s’inscrit également en faux vis-à-vis des analyses précédentes, en refusant toute portée subversive à la série : “Similar to the Gothic literary genre, the show allows for an exploration of unconventional themes only, in the end, to restore traditional values in the eventual patching up of any given transgression”, p. 97. Enfin, cette deuxième partie se termine par l’article de Brian Singleton qui, sans se placer directement sur l’échiquier théorique, prend cependant le problème du féminisme à rebours en s’intéressant non pas aux femmes, mais aux hommes de la série, qui se caractérisent par leur singulière “to-be-looked-at-ness”. Certes, dit-il, les corps phalliques des hommes sont l’objet du plaisir scopique de ses dames, mais la récurrence du thème de la blessure et de la maladie viendrait mettre à mal l’hégémonie masculine classique, comme dans le cas de Mike, ou de Rex (on peut ajouter que dans les séries suivantes Tom et Carlos seront également victimes d’une incapacité physique plus ou moins grave).
La 3ème partie, qui s’intitule “Genre, Gender and Cultural Myths”, évoque en effet les interactions entre codes de genre (gender) et de genre (genre). C’est tout particulièrement l cas de l’article de Judith Lancioni, qui s’intéresse au mélange particulier entre les genres apparemment opposés que sont le drame et la comédie. En effet, il n’est pas rare que, dans la série, une scène comique succède immédiatement à une scène dramatique, voire que les deux genres se mélangent à l’intérieur d’une même scène (je pense par exemple à la scène du début de la 2ème saison où Bree change la cravate de son mari directement dans son cercueil). Pour Judith Lancioni, ce mélange des genres, qu’elle nomme “dramedy”, fonctionne de pair avec le postféminisme et les ambivalences qui le caractérisent. Pour elle : “… it is an effective vehicle for dramatising the ‘negotiation of contradiction’ characteristic of post-feminism”, p. 136. En effet, l’ambivalence générique des situations dans lesquelles se retrouvent les personnages colle bien selon elle avec le jeu des alternatives et des choix de vie que la femme postféministe est amenée à trancher au cours de son existence. L’ambivalence est également au centre de l’analyse de Sharon Sharp, qui examine le traitement contemporain de l’image de la “housewife” dans les médias. L’auteur montre par exemple que le personnage de Lynette est ridiculisée par son incapacité à accomplir son rôle de femme a foyer, tandis que Bree est ridiculisée par sa tendance à la prendre trop au sérieux. Ici, les injonctions culturelles adressées à la femme au foyer prennent la forme d’une véritable “double bind”, et d’un poliçage par le ridicule qui ne lui laisse comme attitude possible que celle de l’internalisation des attentes de la société, mais également de la concurrence entre femmes :
This housewife, to some degree, rejects the contemporary ideology of femininity that insists women should feel maternal and should find motherhood fulfilling. However, this critique is constrained by the series’ emphasis on competition between women and the internalisation of cultural values that insist women should be in charge of domesticity and find it fulfilling, p. 124
Les deux autres contributions de cette troisième section font partie de celles dont il est un peu difficile de dégager les enjeux, mais interrogent toutes deux les mythes dont sont victimes les “desperate housewives” tant ils apparaissent comme des injonctions incontournables. Sherryl Wilson s’interroge sur le rôle de la quête de l’amour romantique, et Anne-Marie Bautista sur ceux de la domesticité et de la maternité. Le problème avec ces deux articles parfois un peu trop descriptifs est qu’ils examinent tous deux la façon dont ces mythes sont représentés dans la série, sans vraiment embrayer sur une réflexion critique autour de l’utilisation idéologique qu’elle peut en faire.
La dernière partie, intitulée “Narrative, Confession and Intimacy”, traite plutôt de la parole des femmes telle qu’elle est mise en scène dans Desperate Housewives, et remet au centre les questionnements idéologiques autour de l’appartenance de la série au mouvement féministe. Deborah Jermyn examine le dispositif de voix-off qui encadre la série, qu’elle étudie en contraste avec la voix-off utilisée dans le genre du film noir. Elle montre ainsi que dans celui-ci, le recours à la voix-off va plutôt créer un effet de décalage entre l’intrigue et le contenu des paroles du narrateur/narratrice, ce qui contribue à en remettre en question l’autorité. C’est tout le contraire, dans Desperate Housewives, puisque la voix de Mary-Alice se caractérise par son autorité et son omniscience, ce qui, pour elle : “creates a knowing and critical female subjectivity in the text”, p. 170. Ainsi, la voix de Mary-Alice permet également à une certaine subjectivité féminine de s’installer, qui tranche avec l’habituelle hégémonie du point de vue masculin (Mary Alice se concentre par exemple sur certains détails plutôt que d’autres, etc.) Les deux contributions suivantes s’intéressent plus au thème de la confession, et plus généralement du “girl talk”. Pour Sherianne Shuler et alii, les femmes de Desperate Housewives ne font pas preuve de la même camaraderie et de la même franchise que celles de Sex and the City, par exemple, et ne créent finalement que “a façade of intimacy”, p. 185. C’est un sentiment que partagent Stacy Gills et Melanie Waters, qui montrent qu’au fond, les héroïnes de la série ne se parlent pas tant que ça, dans la mesure où elles taisent l’essentiel de leurs expériences de femmes, et notamment leurs ambivalences vis-à-vis de la maternité. Les deux auteurs montrent comment dans la série, l’échange féminin du “girl talk” a été remplacé par la confession, qui, comme l’a montré Foucault, est un des modes du contrôle de la vie privée par le pouvoir. La confession donc, perd de l’aura subversive qu’elle avait acquise de ce qu’on appelle “2nd-wave feminism”, où elle jouait un rôle central dans les groupes de parole dont le but était une forme de prise de conscience de la condition de femme. Dans Desperate Housewives, pour les auteurs de l’article, les confessions autour du thème de la maternité servent plutôt à renforcer la doxa qu’à la remettre en question, car elles donnent toujours lieu à une réaffirmation de la maternité comme fin de la féminité, et ce de façon quasi-systématique.
Pour terminer, j’aimerais souligner la récurrence de l’emploi du terme de postféminisme qui me paraît être central dans ce recueil d’articles. Il me semble cependant qu’il s’agit d’un concept aux contours flous, puisqu’il recouvre des réalités parfois différentes d’un article à l’autre. Peut-être aurions-nous intérêt à nous interroger sur la validité et le sens de ce terme, qui apparaît parfois comme un aveu d’impuissance face à la rencontre difficile entre théorie politique et idéologique et des objets de la culture populaire.