Le moins que l’on puisse dire au sujet de l’ouvrage de Marina Warner, c’est qu’il a les défauts de ses qualités. En effet, il s’agit d’un ouvrage passionnant, érudit, richement illustré. Mais c’est ce foisonnement lui-même qui fourvoie parfois son auteur. Celle-ci semble en effet se perdre dans des récits exhaustifs qui interrompent le fil de la réflexion, dans des listes de sources et d’exemples divers, qui, de façon générale, nuisent à la cohérence de l’ensemble. Ce n’est donc pas une tâche inutile que de retracer le cheminement de la pensée de l’auteur, d’en renouer les fils, pour poursuivre sur la métaphore mythique. C’est donc ce que je m’efforcerai de faire aujourd’hui, car il me semble que le développement par trop rhizomique (au mauvais sens du terme) de l’œuvre finit par obscurcir des analyses pourtant très pertinentes.
Un des autres problèmes que pose cet ouvrage est son absence d’affiliation claire avec un courant de pensée, ou même une méthode d’analyse. L’approche de Marina Warner est tour à tour féministe, historique, plus rarement constructiviste, voire même marxiste. Bien qu’elle se situe beaucoup plus clairement du côté des analyses de Jack Zipes que de celles de Bettelheim ou même de Propp, il est parfois difficile de situer ses présupposés, ce qui rend la lecture d’autant plus complexe. Peut-être s’agit-il d’un réflexe académicien qui trahit de ma part l’intégration des schémas masculins – toujours est-il que l’organisation par rayonnement (comme elle l’explique elle-même dans son introduction) ne fait pas toujours justice à son propos. Toujours dans son introduction, Marina Warner nous expose son travail de recherche de la façon suivante : « I began investigating the meaning of the tales themselves, but I soon found that it was essential to look at the context in which they were told, at who was telling them, to whom, and why. » (XVI). En effet, selon l’auteur, la plupart des contresens sur les contes de fées, notamment psychanalytiques, viennent de ce que les exégètes du genre ont trop souvent tendance à les dissocier de leur contexte socio-historique d’origine, et plus précisément de la réalité des rapports familiaux et de classe.
Le livre de Marina Warner est organisé en deux parties : la première constitue une étude de la figure de la conteuse au cours du temps, tandis que la seconde s’intéresse quant à elle, à une « interprétation » du contenu des contes de fée. Le mot « interprétation » est volontairement vague, car encore une fois, Warner ne semble pas véritablement avoir de méthodologie particulière. Mais malgré la série de défauts que je viens de souligner, cet ouvrage n’en reste pas moins intéressant si on le recentre autour d’une question qui, si elle n’est véritablement posée que dans la conclusion crée en fait une dynamique entre la première et la seconde partie, qui apparaissent à première vue un peu hétérogènes. Ainsi ce n’est que dans les dernières pages qu’elle expose clairement le paradoxe central à toute son étude : si le conte de fées est « the weapon of the weaponless » (410), l’arme des faibles (femmes, classes sociales inférieures, êtres hors normes), il est bien souvent utilisé comme soutien, véhicule de l’ordre dominant, qu’il soit social, ou sexuel. C’est donc par le biais de ce paradoxe-là que je tenterai de présenter l’ouvrage d’aujourd’hui de façon claire et concise.
Dans son introduction, Marina Warner nous rappelle à quel point l’expérience du conte de fées est une expérience. Elle distingue ainsi 4 grands types de conteuses : la Sibylle, mère de toutes les narratrices, dont les récits concernaient à la fois le passé, le présent et le futur, la commère (« gossip »), et sa métamorphose en grand-mère bienveillante grâce au culte de Sainte Anne, mère de Marie. Le dernier personnage de conteuse, plus ambigu, est celui de la reine de Saba, dans sa confrontation érotico-intellectuelle avec le roi Salomon telle qu’elle est racontée dans certaines légendes bibliques. Voyons comment au travers de cette liste un peu hétérogène, Warner parvient à démontrer le potentiel subversif détenu par le personnage ambigu de la conteuse.
La Sibylle, comme nous l’avons vu, est un peu la figure archaïque de la conteuse. Bien qu’elle appartienne plus particulièrement à la culture hellénistique, elle n’a pas complètement disparu malgré l’avènement du christianisme, et on retrouve des traces dans certains contes médiévaux. La Sibylle y est souvent représentée comme une enchanteresse qui attire les héros dans sa grotte, où elle les garde captifs grâce à ses contes : « The reputation of the Sibylline peak combined erotic fantasy and pagan magic in a witch’s brew, and it exercised a potent fascination, as a story and as a place. » (9) La grotte de la Sibylle est ainsi le lieu de l’imaginaire « escapist », et elle-même la figure d’une imagination qui détourne le héros chrétien du droit chemin – un lieu où narration et sexualité se mêlent.
Mais l’évocation du personnage de la Sibylle est ce qui permet à Marina Warner d’établir la chose suivante : « One salient aspect of the transmission of fairy tales has not been looked at closely: the female character of the storyteller. » (16) Ceci établi, l’auteur peut ainsi commencer à établir une sorte de typologie de la narratrice de conte de fées, et son premier avatar est ainsi la commère. Les connaissances socio-historiques de l’époque médiévale et pré-moderne nous apprennent que les contes de fées se transmettaient entre femmes, au cours des veillées, comme accompagnement aux tâches répétitives qui leur incombaient, tels le filage et le tissage :
– Spinning a tale, weaving a plot: the metaphors illuminate the relation; while the structure of fairy stories, with their repetitions, reprises, elaboration and minutiae, replicates the thread and fabric of one of women’s principal labours – the making of textiles from the wool or the flax to the finished bolt of cloth. (23)
D’une certaine façon, c’est l’oralité de ces contes qui lui donne sa marque de sagesse ancestrale, mais également sa portée morale.
Mais une femme qui raconte n’est finalement rien de plus qu’une femme qui parle, et qui va ainsi à l’encontre de l’idéal de la femme vertueuse et donc silencieuse. Les commères et autres conteuses sont ainsi objets de méfiance car elles semblent s’échanger un savoir secret, dont les hommes sont exclus. Le lit de la jeune accouchée est bien souvent le lieu idéal de la rencontre des commères. C’est de cette confusion entre ragots, contes de fées et conseils sexuels que naît la figure de la vieille (« the old crone ») dont la lubricité n’a d’égal que la difformité de son corps :
– […] and by the seventeenth century the outward form of the garrulous crone was established as an allegory of unwifely transgressions, of disobedience, opinion, anger, outspokenness, and general lack of compliance with male desires and behests. Female old age represented a violation of teleology, and this carried implications beyond the physical state, into wider prescriptions of femininity. (43)
Ainsi, la langue de la vieille conteuse est ici l’instrument de tous les vices : diffamation, harcèlement, pornographie. La vieille conteuse est une sorte de mère maquerelle (bawd) du conte de fées, du moins dans les yeux des hommes, qui la considèrent comme un dangereux agent perturbateur.
C’est pourquoi la conteuse est bien souvent associée à certains types d’oiseaux, la cigogne, tout d’abord, mais aussi l’oie – on en retrouve bien évidemment une trace dans le personnage de « Ma mère l’Oye ». L’oie est comme nous le savons le symbole de la bêtise et de l’ignorance des femmes, mais on remarque également qu’elle est un des animaux consacrés à Aphrodite, ce qui ajoute une dimension érotique à ses représentations. Quant à la cigogne, on le connaît plus pour son association avec l’enfantement, et avec le conte victorien que l’on racontait aux enfants pour les préserver de vérités de la sexualité. Mais l’image de la cigogne remonte en fait plus particulièrement à une figure ancienne du médecin, et le long bec de l’oiseau serait ainsi une anamorphose des clystères dont ce dernier faisait usage. Lorsque l’on sait les sous-entendus salaces qui étaient attachés à l’utilisation de cet instrument, il n’est pas difficile de se représenter la cigogne comme un oiseau qui se situe sur le versant sombre, inquiétant et secret de la féminité – où l’on retrouve l’association classique entre le conte de fées et le lit de l’accouchée. Ainsi, plus généralement :
– Emblematic signs of the goose and stork, like the webbed foot or the long beak, recur in synecdoche to denote female sexual knowledge and power, as well as the implied deviancy which accompanies them; the sirens who lured men on to the reefs with their song were also bird-bodied and web-footed, in the classical tradition. (65)
Après cette exploration du personnage de la « old crone », Warner revient à celui de la Sibylle, qu’elle envisage comme une figure transculturelle, et atemporelle. En tant que rémanence du monde païen dans le monde chrétien, elle serait l’incarnation de l’univers de l’entre-deux où naissent les contes de fées :
– The rise of fairy tale as a printed genre of literature coincides with permission to accept that between Heaven and Hell and Purgatory there lies another kingdom, a realm of human fantasy, in which the traditional categories of good and evil clash and find resolution in ways that may differ from the doctrine of orthodox faith and, even, ethics. (77)
La Sibylle est un personnage ambigu, porteuse de connotations aussi bien positives que négatives, et c’est justement cette ambiguïté qui établit sa parenté avec le monde des contes de fées, qui n’est ni vraiment chrétien, ni vraiment complètement païen non plus. Mais les valeurs chrétiennes vont cependant faire leur retour dans le conte de fées, selon Marina Warner par le biais du personnage de Sainte Anne, mère de Marie et grand-mère de Jésus. En tant que sainte patronne des grand-mères et des dynasties, c’est Anne d’Autriche qui favorisa le retour de son culte au sein de la cour française lorsqu’elle lui attribua la naissance de son fils, le futur Louis XIV. C’est vers la fin du 17ème siècle, justement l’époque où les contes de fées furent le plus en vogue que le culte de Saint Anne atteignit son apogée. L’iconographie de l’époque la dépeint dans de nombreux tableaux en train de lire des Ecritures à Marie, où s’annonce déjà l’avenir de cette dernière. En cela, la figure de Sainte Anne se rapproche de celle de la Sibylle, dont le savoir embrasse à la fois passé et futur. Selon Marina Warner, c’est de ce creuset représentationnel où se mêlent mysticisme païen et sagesse chrétienne que naît le personnage de la raconteuse de conte bienveillante et sage que nous connaissons aujourd’hui. Mais il s’agit pour l’auteur d’un processus culturel profondément ancré dans une réalité historique :
– When the written fairy tale began to emerge at court, when the practice of telling such stories aloud caught the courtiers’ imagination and began to be cultivated as an art of polite society, the cult of Saint Anne and the Christ child was flourishing simultaneously, and it shed its benign beams on the notion of storytelling. (90)
Autrement dit, l’image familière et rassurante de la grand-mère assise au coin du feu serait une version de la commère malfaisante policée par la moralité chrétienne.
Les trois derniers chapitres (8, 9 et 10) de la première partie sont consacrés à la reine de Saba que Marina Warner, me semble-t-il, greffe de façon un peu moins convaincante à son étude du personnage de la narratrice. Selon elle, il s’agit d’une figure relativement subversive puisque païenne et femme de lettres, bien qu’elle finisse par se rallier à la foi du roi Solomon, sorte de précurseur du Christ. Ce sont sur les conversations entre eux que s’arrête plus particulièrement l’auteur, qui voit dans leur joute oratoire une autre illustration du pouvoir que tentent de s’arroger les femmes par la parole. Mais très vite, Warner s’intéresse aux autres légendes qui ont entouré la reine de Saba, toutes tournant plus ou moins autour de ses pieds. Celle-ci est en effet souvent représentée affublée d’un pied d’animal, que l’auteur interprète comme la marque de sa nature de femme païenne, et donc potentiellement dangereuse, mais aussi comme l’aspect caché du savoir de la femme. Mais au final, ce qui marque surtout dans le personnage de la reine de Saba, c’est qu’à la fin de ses dialogues avec Salomon, elle finit par se plier à sa raison, et donc à sa foi. De la conversion de la reine de Saba, à la transformation des héros et héroïnes de contes de fées, il n’y a, selon Warner, qu’un pas, que celle-ci n’hésite pas à franchir. Mais sans doute voit-elle plus juste lorsqu’elle démontre que la légende de la reine de Saba est une représentation du retour à la normalité (chrétienne, bien sûr), qui est finalement le substrat de tous les contes de fées.
Dans son dernier chapitre sur la reine de Saba, l’auteur a de nouveau recours à une transition un peu aléatoire. De la figure de cette dernière, dont elle évoque les énigmes posées au roi Salomon, toutes dotées de sous-entendus sexuels, Warner passe à la figure de l’âne, autre animal ambigu de la tradition culturelle. L’âne est en effet le personnage de l’entre-deux par excellence : chez Apulée, précurseur de nombreux auteur de contes de fées, l’âne est une représentation de la bêtise humaine, mais aussi de lubricité. « The ass transgresses human society’s norms by aggressive wantonness, and witches were suspected of the same polluting disregard of appropriate, moderate sexuality. » En cela, donc, l’âne est associé à la réputation de concupiscence des vieillardes diseuses d’histoire. Mais l’âne est aussi l’animal qui porta Marie enceinte de Jésus, et qui assista à sa naissance, c’est pourquoi dans la Bible, c’est plutôt son humilité qui est mise en avant par la tradition franciscaine. Ainsi la figure de l’âne s’apparente au couple que forment Sainte Anne et la Sibylle, et son omniprésence dans les contes de fées fait d’autant plus apparaître leur ambivalence, et celle de leurs narratrices.
L’âne est aussi l’animal associé au fou – une autre figure très ambivalente de la culture européenne pré-moderne. Selon Warner, le rire est intimement lié au genre du conte de fées, ainsi que son potentiel subversif. La pendant négatif de la grand-mère bienveillante, la vieille commère a aussi pour caractéristique de créer le rire, tout d’abord par son corps absurde, comme nous l’avons déjà vu. En cela, la commère est une sorte de parente du fou, affublé de ses oreilles d’âne.
– The fool’s cap marks fools out as different from the rest, belittles and segregates and demeans them. But at the same time it resembles the magic cap of invisibility from a fairy tale, because it frees the jester’s tongue as if he were not there to be accused, or caught, or punished. (153)
Où l’on revoit réapparaître notre question fondamentale : à la manière du fou, le conte de fées est-il subversif, ou est-il un instrument au service du pouvoir ? La question reste entière pour Marina Warner, car telle la conteuse un peu sorcière policée par la figure de Sainte Anne, le 17ème siècle voit aussi se produire une évolution culturelle par laquelle le grotesque se fait réintégrer par la culture dominante, devenant ainsi plus respectable :
– In the seventeenth century and early eighteenth, the relation between official and unofficial culture in the sphere of folklore begins to undergo a transformation, in France and England: hitherto vulgar, and often unofficial, means of expression – the release of the belly laugh, the allure of the grotesque, the pleasure of fancy – are established at the centre of officially approved culture – but for young people. (160)
Une autre tendance remarquable dans le genre du conte de fées selon l’auteur, c’est son attachement à dépeindre des inférieurs. La tradition se place souvent sous l’égide d’Esope, né esclave, et représenté comme laid, voire difforme. Le conte de fées serait ainsi le genre réservé aux exclus de la société, à ceux dont la voix n’est jamais écoutée. Il n’est ainsi pas surprenant de trouver autant de femmes parmi les auteurs de contes de fées qui se sont multipliés à la fin du 17ème siècle : Mme d’Aulnoy, Mme Murat, Mme L’Héritier. Warner remarque que toutes avaient été plus ou moins victimes au cours de leur vie de la domination des hommes, et que toutes étaient affiliées aux salons littéraires où se réunissaient les bas-bleus de l’époque. Elle y voit là la raison pour laquelle les contes de fées seraient pour la plupart peuplés de personnages de femmes, et souvent assez rebelles. Perrault lui-même étaient un défenseur de la cause féminine (pour ne pas dire féministe) contre les libelles acérés de Boileau, grand misogyne de la tradition satirique.
– Murat’s and L’Héritier’s tales issue strong attacks on the feminine realm as traditionally prescribed, and this sets them against women who wield power by its rules; these collaborators are transmogrified into vicious fairies and wicked stepmothers and idle, addle-pated, babbling girls – but always in a spirit of challenging limits on women’s expectations. (177)
Le conte de fées serait-il alors le lieu de la revanche des femmes, celui où les « petits » sont enfin autorisés à prendre la parole ? Marina Warner nous garde d’interprétations trop hâtives de ce genre.
En effet, celle-ci nous rappelle que les auteurs dont nous nous souvenons le plus sont Perrault et les frères Grimm. Tous insistaient sur le caractère oral de leurs sources, et les frères Grimm allaient même jusqu’à faire figurer le portrait de l’une de leurs inspiratrices sur la couverture de leur recueil. Car finalement, si les auteures féminines de contes de fées n’ont pas survécu dans nos mémoires, c’est parce qu’elles n’avaient pas encore résolu la problématique de l’écriture féminine. Leurs contes sont, selon Warner, plus pénibles à lire, car plus encombrés par des affèteries de style et par des exagérations de civilités. Ainsi que le dit l’auteur à propos des contes de Mme L’Héritier :
– She championed the feminine, but in order to do so successfully she had to define its virtues very closely, and in some way betray the character of the very literature she was defending by repudiating the uncouth in favour of refinement, by consuming Granny and spitting out again as diamonds and flowers. (187)
C’est sur cette note d’ambiguïté que s’achève la première partie. Comme nous le verrons, la seconde nuance encore plus la vision du conte de fées comme appartenant à un genre subversif, et ce grâce à une étude centrée non plus sur la figure du narrateur, mais sur leur contenu.
Dans cette seconde partie, donc, l’auteur tente de dégager plusieurs grands motifs du conte de fées, en évoquant tout d’abord la question de la mère à travers le motif de Cendrillon et de la Belle au bois dormant. Ainsi, si les héros de ces histoires sont bien souvent des héroïnes, le mal vient très souvent des personnages féminins eux-mêmes. Et l’on voit bien pourquoi les auteurs masculins avaient intérêt à se cacher derrière une voix féminine : pour Warner, Perrault ou les frères Grimm seraient semblables au loup du Petit chaperon rouge. Caché sous le bonnet rassurant de la grand-mère, ils n’en restent pas moins cruels.
– More deeply, attributing to women testimony about women’s wrongs and wrongdoings gives them added value: men might be expected to find women flighty, rapacious, self-seeking, cruel and lustful, but if women say such things about themselves, then the matter is settled. What some women say against others can be usefully turned against all of them. (209)
Ainsi le personnage de la marâtre dans la plupart des versions de Cendrillon est responsable du malheur qui s’acharne sur cette dernière, jusqu’à sa libération par le prince. Bettelheim avait interprété la figure de la marâtre comme une mère déguisée, dédoublée. Mais pour Warner, cette identification de la mère et du mal en termes psychanalytiques est extrêmement dangereuse car elle la perpétue en ignorant ses origines socio-historiques. En effet, pour elle, l’interprétation unilatérale de la belle-mère comme seconde femme du père obscurcit le deuxième sens de ce mot en français, à savoir la mère du mari.
– The mother who persecutes heroines like Cinderella or Snow White may conceal beneath her cruel features another familiar kind of adoptive mother, not the stepmother but the mother-in-law, and the time of ordeal through which the fairytale heroine passes may not represent the liminal interval between childhood and maturity, but another, more socially constituted proving ground or threshold: the beginning of marriage. (219)
Elle se réfère pour illustrer son propos à la version, moins connue, de la Belle au bois dormant d’après Charles Perrault. En effet, après avoir été éveillée par le prince, la princesse doit affronter la cruauté de sa belle-mère, une ogresse qui tentera par tous les moyens de la détruire, ainsi que ses enfants. Pour Warner, cette représentation de la belle-mère est intimement liée à la réalité sociale de l’époque :
– This is what the story relates, and such a reading tallies with common experience in medieval and early modern society, when a daughter-in-law worked under the direction of her husband’s mother, to whom she had been handed over often by family arrangement in tender youth, even childhood. (223)
Ainsi, cette rivalité entre femmes si souvent mise en scène par les contes de fées ne serait pas uniquement l’effet d’une misogynie ambiante, mais également la représentation d’une réalité fondamentale à l’organisation de la société : à savoir la dépendance des femmes à l’égard des hommes. De plus, toujours selon Warner, l’interprétation qui fait de la marâtre une figure de la mère de sang fait encore une fois la preuve d’un certain « chronocentrisme ». En effet, au temps où ces contes furent écrits, le mot « mère » pouvait désigner toutes sortes de figures de protectrices, de la nourrice, à la souteneuse, en passant par la bienfaitrice.
Après s’être intéressée au personnage de la jeune fille, ou de la jeune mariée, Marina Warner se tourne vers celui du mari monstrueux, à savoir Barbe-bleue et la Bête. Dans les différentes variantes de Barbe-bleue, en effet, le mari est une sorte de monstre fantastique, du moins « extra-ordinaire » : dans les illustrations victoriennes, notamment, il est représenté comme oriental, coiffé d’un turban et agitant un sabre – autant de façon de le défamiliariser, et de guider l’identification vers la figure de la jeune mariée. En effet, la morale de ce conte n’est pas adressée aux hommes, mais elle consiste à mettre en garde les jeunes filles contre les méfaits de la curiosité. Warner remarque cependant que sous la plume des femmes dont il a été question plus haut, cette histoire résonne d’une certaine critique des mariages arrangés. Mais Warner envisage une autre interprétation pour le motif de Barbe-bleue :
– In myth and fairy tale, the metaphor of devouring often stands in for sex: ogres like Bluebeard eat their wives, we are told, even though the story itself reveals their bodies hanging whole in the secret chamber, or chopped into pieces, apparently uneaten; Beauty, like Psyche, is terrified that the Beast will eat her, as he eats other creatures.” (259)
Ainsi, la violence de Barbe-bleue, et la menace de dévoration qui plane sur sa jeune épouse serait celle du sexe, mais aussi de l’enfantement, qui, à la fin du 17ème, se révélait bien souvent être fatal aux femmes. Il était ainsi assez commun pour un homme d’avoir plusieurs épouses au cours de sa vie, en raison du caractère répandu des morts en couche.
Une figure assez similaire à celle de Barbe-bleue est celle de la Bête, époux disgracieux de la Belle. Warner retrace ses origines jusqu’au conte d’Apulée, « Cupidon et Psyché ». Ce que tous ces récits de maris monstrueux évoquent, c’est bien l’angoisse de l’Autre à laquelle est confrontée la jeune fille qui doit quitter son foyer et sa condition de fille pour devenir femme. Il semble exister de nombreuses variantes à ce conte, à l’issue duquel la Bête est parfois défaite par la Belle, notamment dans les versions qu’en ont proposé les auteurs féminines contemporaines de Perrault : chez elle, le motif de la Belle et la Bête est une allusion à peine voilée aux mariages arrangés, parfois entre de très jeunes filles et des hommes beaucoup plus âgés. Bien évidemment, ce n’est certes pas la version dont nous avons gardé mémoire.
Warner remarque à propos du couple de la Belle et la Bête que ses représentations ont finalement évoluées en parallèle avec les tenants successifs de la morale. Au départ, la quête de la Belle est un peu celle de « l’ange du foyer » qui a pour mission de civiliser sa brute de mari. Dans d’autres versions, la Bête devient la figure tragique de l’homme sincère confronté à la froideur des femmes. Aujourd’hui, il est de bon ton de percevoir la Bête de façon plus littérale, comme une image concrète de l’animalité sexuelle, devenue la nouvelle normalité :
– The journey the story has itself taken ultimately means that the Beast no longer needs to be disenchanted. Rather, Beauty has to learn to love the beast in him, in order to know the beast in herself. Beauty and the Beast stories are even gaining in popularity over ‘Cinderella’ as a site for psychological explorations along these lines, and for pedagogical recuperation. Current interpretations focus on the beast as a sign of authentic, fully realized sexuality, which women must learn to accept if they are to become normal adult heterosexuals. (312)
Après cette incursion dans le monde des jeunes femmes et des maris, Warner en revient à la figure de la fille, mais une fille hybride, prise entre ces deux mondes que sont l’enfance et la sexualité, avec le personnage de Peau d’âne. Comme on s’en souvient, la princesse, victime du désir du roi son père, est obligée de se cacher sous la peau de l’âne qu’elle lui a demandé de tuer, et qui pourtant était à l’origine de sa fortune. On s’en souvient, l’âne est un animal hautement ambigu, à la fois lubrique et humble, et est une sorte de marque du désir du père sur la fille, qui doit ainsi porter sur elle la souillure du désir qu’elle a provoqué. Marina Warner remarque cependant :
– In ‘Beauty and the Beast’, the father and the Beast bridegroom collude to dispose of the heroine’s desires; in the ‘Donkeyskin’ cycle, her rebellion means she chooses between father and lover, and they do not conspire. (325)
L’auteur se livre alors à une réflexion sur les représentations de l’inceste dans la tradition culturelle, mais qui ne me paraît pas franchement convaincante. Elle associe cependant le motif de Peau d’âne à la martyre chrétienne Sainte Dympna qui se voit obliger de fuir le désir de son père, et plus généralement à toutes les saintes qui refusèrent les choix maritaux de leur père au nom de leur foi chrétienne. Le conte de Peau d’âne est certes une représentation du désir incestueux (et de la nécessité pour les filles à ne pas le provoquer chez leur père), mais il pourrait aussi être compris, notamment chez Perrault, comme une autre critique des mariages arrangés. Warner remarque également que ce conte a totalement disparu des recueils au moment de l’ère romantique, et ce pour des raisons évidentes :
– This is obvious, but it is worth restating it here because it bears profoundly on the disappearance – the comparative disappearance or partially successful repression – of the ‘Peau d’Ane’ fairy tale and the whole cycle of the Apollonius romance from our culture. When interest in psychological realism is at work in the mind of the receiver of traditional folklore, the proposed marriage of a father to his daughter becomes too hard to accept. (349)
En s’appuyant sur la figure de Peau d’âne et de la vie de Sainte Livrade, l’auteur évoque alors les significations contrastées de la fourrure et de la chevelure. Comme Sainte Livrade, à qui le Christ envoya une barbe afin qu’elle ne soit pas mariée au païen choisi par son père, Peau d’âne est obligée de se réfugier sous une fourrure animale, avec tout ce qu’elle suppose de sexualité animale et de vice. Le motif de la transformation des femmes en animaux est souvent ambigu, plus que leurs équivalents masculins en tout cas. Warner remarque en effet que les animaux dont elles empruntent l’apparence (le chat, l’ours, l’âne), sont tous associés à une sexualité lascive – pour elle, il s’agirait du résultat de l’angoisse fondamentale de l’homme face à la sexualité féminine, et avec laquelle il tente, par le biais du conte, de composer. A propos de la barbe de Sainte Livrade, elle nous dit ceci :
– The hairiness round the saint’s mouth, with its reminiscence of the nether female ‘mouth’ and its aureole of hair, makes another hint, like the asshide and the catskin, at the lustfulness inside woman that has to be faced and dealt with. (361)
Ainsi le versant positif de la fourrure et de la pilosité serait la chevelure ordonnée, et blonde. Le blond n’est évidemment pas le jaune, couleur diabolique, mais est plutôt associé à la lumière, la transparence, et donc la pureté :
– Blondeness is less a descriptive term about hair pigmentation than a blazon in code, a piece of a value system that it is urgent to confront and analyse because its implications, in moral and social terms, are so dire and are still so unthinkingly embedded in the most ordinary, popular materials of the imagination. (364)
La chevelure, notamment abondante et civilisée par la coiffure est un symbole également ambivalent : il a l’attraction érotique de la vierge qui promet une fertilité à venir. On remarque d’ailleurs que la plupart des héroïnes de contes de fées sont blondes, à l’exception notable de Blanche-neige.
Marina Warner termine son étude des figures de contes de fées par celle de la femme silencieuse, telle qu’elle est représentée dans La Petite Sirène. Par un effet de symétrie, on en revient au contraste de départ entre la femme bavarde et malfaisante, et son contraire, la femme silencieuse et vertueuse. Mais avant d’évoquer la figure de la sirène, Warner fait la remarque suivante, qui me semble relever de la problématique centrale de tout son livre :
– It is a paradox frequently encountered in any account of women’s education that the very women who pass on the legacy are transgressing against the burden of its lessons as they do so; that they are flouting, in the act of speaking and teaching, the strictures against female authority they impart: women narrators, extolling the magic silence of the heroic sister in ‘The Twelve Brothers’, are speaking themselves, breaking the silence, telling a story. (394)
Si les contes de fées ont pour but de fournir aux enfants, et surtout aux jeunes filles, des leçons de morale, comment expliquer que l’acte même de transmettre ces principes soit une transgression de la vertu cardinale du silence ? En effet, dans le conte d’Andersen, la petite sirène est obligée de renoncer à sa voix et à son corps de sirène afin de pouvoir être réunie avec son prince. Une fois sa langue coupée, c’est toute la séduction sexuelle des sirènes qui lui est retirée. Quant à la division si douloureuse de ses jambes, Marina Warner l’interprète comme une représentation du passage à la sexualité adulte, à laquelle l’introduit la sorcière des mers, sortes de mère maquerelle des océans. Dans ce conte, l’entrée dans la vie de femme est représentée non seulement comme dangereuse mais aussi comme à l’origine de bien des souffrances.
Comme nous l’avons vu plus haut, c’est dans sa conclusion que Marina Warner parvient enfin à formuler la tension principale qui donne à l’ouvrage toute son unité. Le conte de fées est à la fois un territoire utopique où les catégories peuvent se renverser, et où les faibles peuvent prendre leur revanche sur les forts, mais il peut également servir du cadre le plus strict à la réaffirmation de la morale sociale et sexuelle. A moins que l’on considère que la représentation anamorphique de la réalité ne soit déjà en soi une forme de résistance. Finalement, pour Warner, c’est la diversité même des narrateurs/narratrices qui peut garantir le pouvoir subversif du conte de fées – une diversité dangereusement remise en question par la mainmise de la société Disney sur l’univers du conte de fées, qui risque de le figer dans une signification unique par le biais d’une représentation unique :
This process of loss has to be resisted: as individual women’s voices have become absorbed into the corporate body of male-dominated decision-makers, the misogyny present in many fairy stories – the wicked stepmothers, bad fairies, ogresses, spoiled princesses, ugly sisters and so forth – has lost its connections to the particular web of tensions in which women were enmeshed and come to look dangerously like the way things are. (417)