Vested Interest – Le travestissement et le malaise culturel

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Ton

Marjorie Garber a le don de rendre son travail accessible au plus grand nombre. Vested Interests repose sur des analyses culturelles et littéraires pointues. Les illustrations, la clarté et l’humour sont pour beaucoup dans l’agrément du livre. Le texte est riche de jeux de mots, de mises en relations ludiques mais toujours pertinentes, avec un art des transitions particulièrement frappant dans les chapitres sur le Chic d’Arabie et sur Liberace, Rudolph Valentino et Elvis Presley.

Sans doute est-ce son amour pour Shakespeare – qui elle le rappelle était à son époque un poète populaire qui plaisait à toutes les classes sociales – qui l’incite à s’adresser ainsi au commun des mortels tout en gageant de l’intelligence de son lectorat. Son approche repose sur l’intrigant et l’énigmatique, comme le titre et l’illustration de la couverture l’attestent.

Couverture

Le titre d’abord, « Vested Interest », renvoie au champ lexical de l’investissement, qu’il soit monétaire ou politique. On pourrait traduire par « intérêt direct », en référence à l’intérêt financier qu’on peut avoir dans une entreprise, ou à l’intérêt politique qu’on peut avoir à faire passer une loi, etc. On perdrait cependant le jeu de mot sur « vested », qui se rapporte au vêtement et que l’on comprend en anglais grâce à l’illustration : une robe. VIMG.jpg Cette robe est étrange puisque les seins marqués alors que l’habit n’est pas porté. La marque est nette, ce sont en fait les seins de la tunique auquel s’ajoute dans la partie bleue, moins visible, la marque d’un sexe dont la faible protubérance lui confère un genre indéterminé. La référence au dos du livre indique qu’il s’agit d’une tunique hermaphrodite. Nous voilà donc dans l’entre-deux lexical et pictural, c’est dans cet entre-deux que tout l’ouvrage de Garber se place pour démontrer l’intérêt qu’il peut y avoir à s’y situer.

Thèse générale et introduction du volume

Dans cette étude intitulée « Crossdressing and cultural anxiety, » Garber s’intéresse non pas aux catégories « male » et « female », masculin et féminin, mais à l’entre-deux que représente le travestisme et à la crise des catégories qu’il engendre, en ouvrant une troisième voie. C’est explicité p. 16/17 :

What this book insists upon, however, is not — or not only — that cultural forces in general create literary effects, nor eve — although I believe this to be the case — that the opposite is also true, but rather that transvestism is a space of possibility structuring and confounding culture: the disruptive element that intervenes, not just a category crisis of male and female, but the crisis of category itself.

Le travestisme est au centre de nombreuses crises de catégories au sein desquelles peut émerger la culture. Le travestisme n’est donc pas simplement un produit de la culture, une source de divertissement, mais le point d’ancrage de la culture.

Garber écrit dans son introduction (p. 11) :

The ‘third’ is a mode of articulation, a way of describing a space of possibility. Three puts in question the idea of one: of identity, self-sufficiency, self-knowledge.

Elle rapproche le travestisme au symbolique de Lacan. Les trois exemples de ce troisième élément qui remet en permanence en cause la dualité acceptée de tous sont le tiers monde, le troisième acteur et le symbolique (p. 11) regroupant les trois caractéristiques principales du rôle du travesti : 1. le tiers monde existe parce qu’il ne fait pas partie des deux premiers mondes, comme le travesti ne représente ni le masculin, ni le féminin (ni le phallus, ni l’absence de phallus), remettant en cause une division primordiale ; 2. le troisième acteur permet par sa présence de multiplier les personnages et donc de créer de multiples possibilités narratives, comme le travesti par rapport aux hommes et aux femmes ; 3. le symbolique, le langage, l’interdiction de l’inceste par le père, brise le dualisme narcissique du réel et de l’image miroir du réel, l’imaginaire, comme le travesti empêche la division entre soi et l’autre sexe. Comme expliqué p. 12, le troisième élément permet de passer de la structure de complémentarité et de symétrie à une structure contextuelle où les possibilités sont multipliées, qu’il s’agisse de géopolitique, de narration ou de psychanalyse. Par rapport à d’autres essais sur la question qu’elle cite (p. 9-10) (Sandra Gilbert, Susan Gubar, Stephen Greenblatt), Garber s’efforce de ne pas ramener le troisième élément que constitue le travestisme à l’une des deux catégories qu’il met en crise. Elle se place en cela dans la lignée de Gender Trouble, l’ouvrage de Judith Butler, qu’elle cite (p. 142 et 143) à propos de la façon dont la mise en scène d’une construction hétérosexuelle dans un contexte d’homosexualité (travestisme) met en crise les catégories de genre. Toute prestation vestimentaire devient une performance. On retrouve cette idée avec le concept d’homovestie que développe Louise Kaplan dans son livre Female Perversions (l’homovestie concerne les personnes qui s’habillent strictement selon leur sexe, de manière toujours très féminine pour les femmes ou très masculine pour les hommes).

L’unité de Vested Interest, et son envergure, repose en partie sur le soin que met Marjorie Garber a toujours relier la transgression des genres à la transgression d’autres frontières, qu’elles soient raciales, sexuelles, culturelles, ou nationales. C’est en cela que le travestisme est un outil d’ouverture, de déploiement de possibilités. A la fin de sa présentation des interdits vestimentaires à l’époque élisabéthaine (dont elle est spécialiste), elle conclut (p. 32) :

To transgress against one set of boundaries was to call into question the inviolability of both, and of the set of social codes-already demonstrably under attack-by which such categories were policed and maintained. The transvestite in this scenario is both terrifying and seductive precisely because s/he incarnates and emblematizes the disruptive element that intervenes, signalling not just another category crisis but-much more disquietingly – a crisis of “category” itself.

(voir aussi p. 17).

L’introduction, qui commence par le commencement, un historique de la façon dont on habille les enfants selon des codes que l’on déclare naturels alors qu’ils sont construits, se poursuit par les exemples de Tootsie et de Some Like It Hot, qui illustrent le cadre théorique en annonçant un deuxième élément très important de Vested Interest : le lien entre travestisme et homosexualité. En effet, les homosexuelLes comme les travestiEs ou les hétérosexuelLes, pour des raisons différentes, vont parfois strictement associer, parfois strictement dissocier, homosexualité et travestisme (p. 131). Les dissocier n’a pas de sens, étant donné les relations évidentes qui se tissent entre les deux et que Garber développent brillamment dans le chapitre 6. Les associer strictement n’a pas de sens non plus, puisque le travestisme déstabilise toutes les catégories binaires, y compris l’hétérosexualité opposée à l’homosexualité :

The borderline between gender and sexuality so important to much recent feminist and gender therory is one of the many boundaries tested and queried by the transvestite. The cultural effect of transvestism is to destabilize all such binaries: not only “male” and “female,” but also “gay and “straight,” and “sex” and “gender.” This is the sense-the radical sense-in which transvestism is a “third.”

– le travestisme est 3e, ni rattaché à l’hétérosexualité, ni à l’homosexualité, ni à la correspondance du genre psychologique biologique, ni à la transsexualité.

Résumé

Le livre est construit en deux parties, la « logique » et « l’effet » du travestisme. La première partie montre en quoi le travestisme introduit la crise des catégories, la deuxième en quoi les catégories expriment leur crise par le travestisme.

Garber donne l’impression de tout passer en revue, de Shakespeare aux poupées Ken en Barbie, à Elvis Presley, Michael Jackson, Billie Tipton, Marlene Dietrich, Radclyffe Hall, Frankenstein, Peter Pan, Josephine Baker, Mister T., Little Richard, k. d. lang, Boy George, le Chevalier d’Eon, l’abbé de Choisy, etc. Les thèmes abordés sont

– 1. le travestisme à travers l’histoire en tant que code de hiérarchie sociale et le travestisme au théâtre,
– 2. le travestisme dans la haute société en tant qu’affirmation de pouvoir par la possibilité de transgression, (p.66 : “far from undercutting the power of the ruling elite, male cross-dressing rituals here seem often to serve as confirmations and expressions of it. Indeed, what is fascinating about the study of transvestism is precisely that it can occupy such contradictory social sites: stigmatized and outlawed in some circumstances, appropriated as a sigh of privilege in others. It is easy to see the drag performances of the Bohemian Club or the Tavern Club as undisguised instances of misogyny or homophobia, but it is nonetheless curious that the means chosen to neutralize the threat of femininity and homosexuality should involve using a version of the poison as is own remedy.”
– 3. le travestisme intéressé (et en même temps toujours suspect) de Billy Tipton, de Yentl, ou de la figure du « changeling boy », notamment dans Shakespeare,
– 4. la transsexualité et
– 5. un court chapitre sur le fétichisme chez les femmes qui se travestissent, phénomène qui a longtemps été nié, ce que le manque de références vient attester,
– 6. le lien entre travestisme et homosexualité,
– 7. Peter Pan,
– 8. les romans policiers et le travestisme comme moyen de tromper les autorités,
– 9. les vêtements religieux,
– 10. l’espionnage et notamment l’affaire qui a inspiré l’Opéra Mme Butterly,
– 11. le travestisme dans la comédie noire américaine comme moyen de neutraliser la différence raciale,
– 12. l’exotisme des vêtements arabes,
– 13. les ponts entre les figures du travestisme, notamment Liberace, Valentino et Elvis Presley, et enfin
– 14. en conclusion un retour à l’enfance avec Le Petit chaperon rouge et la relecture de la scène primitive.

Pour Garber, la scène primitive repose non seulement sur la question de la sexualité des parents, mais sur celle de la confusion des catégories par le travestisme. Garber place le travestisme au centre de la production culturelle parce qu’il constitue en soit une métaphore et permet l’entrée dans le symbolique, la libération de la dualité limitative du réel et de l’imaginaire par le langage vestimentaire.

Ce résumé rapide a été suivi de quelques extraits de films qui illustrent les théories du livre.

1 Tipping the Velvet est l’adaptation télévisuelle du livre de Sarah Waters. Cette adaptation met en scène, de manière cinématographique, le travestisme en tant que déclencheur d’une crise des catégories de genre et de sexualité, notamment grâce au montage parallèle.
Scène 1 : 00:34:47 – Les deux héroïnes préparent leur premier spectacle. Elles jouent le rôle de deux frères, l’un instruit l’autre dans l’art de séduire et embrasser les femmes. Le montage parallèle montre l’envers du décors, c’est-à-dire ce qu’il se cache sous les habits d’hommes : des femmes habillées en femmes (pour la répétition), et peu habillées qui plus est. Le baiser lesbien des actrices est atténué par le travestissement. Le baiser homosexuel des personnages est atténué par leur fraternité et parce que ce sont des femmes et non des hommes. Comme des couches qui se superposent, les transgressions vestimentaires et sexuelles créent un nouvel espace de liberté que les deux personnages principaux ne connaissent pas dans leurs vies.
Scène 2 : 00:45:29 – cette fois le montage parallèle montre les corps et l’acte sexuel. Le film met donc en scène les dessous du travestisme (strip) et en cela, met en scène la crise des catégories.

2 Boys Don’t Cry met également en relation travestisme, homosexualité et transgenrisme. Le dialogue de la première scène du film explicite l’absence de catégorie adéquate.

Scène 1 : 00:05:47 Brandon Teena, le personnage principal du film, tente d’expliquer à son cousin qu’il n’est ni lesbienne ni femme, qu’il ne correspond pas aux catégories toutes faites, qu’il est troisième. L’apparence de Brandon (reflet dans le miroir) et le danger qu’il court établit les enjeux de l’absence de catégorie existante pour qualifier Brandon.
Scène 2 : 1:22:33 Les amis de Lana, la fiancée de Brandon, le forcent à se déshabiller pour vérifier que c’est une femme. La violence de la scène laisse place à un ralentissement pictural : Brandon vêtu, entouré de Lana et sa mère, se regarde nu(e), tenu les bras en croix par ses agresseurs. Cette scène illustre le regard extérieur que Brandon porte sur Tina, l’autre en soi, le double féminin que Brandon ne peut plus nier. Ce thème du double est augmenté par l’image de la crucifixion où la victime est entourée des deux larrons, les deux voleurs, ici violeurs. Brandon est troisième, qu’il soit placé entre deux hommes (les agresseurs) ou deux femmes (les observatrices impuissantes).