Bodies That Matter fait en partie réponse à la réception de Gender Trouble, de la même auteure.
Dans Gender Trouble, Judith Butler critiquait le féminisme qui tendrait à contribuer à la différenciation et à la séparation de l’humanité en deux groupes distincts et opposés, les hommes et les femmes. Cette conception, pour elle, masque plusieurs réalités importantes.
– Tout d’abord, d’un point de vue pratique, les femmes ne sont pas toujours solidaires et opposées aux hommes, parce qu’elles n’ont pas toujours des intérêts communs. Les questions de race, de classe, de géographie, de culture, etc., divisent les femmes si fortement que la solidarité politique peut souvent ne pas exister du tout.
– D’un point de vue plus théorique, Butler reproche aux féministes de réfuter la thèse que la biologie définit la femme et son rôle dans la société pour ensuite retomber entièrement dans le schéma déterministe en se différenciant absolument et unilatéralement des hommes.
– Butler considère que beaucoup d’écrits féministes font soit l’hypothèse conservatrice de l’hétérosexualité, soit celle, radicale, de l’homosexualité, alors qu’aucune hypothèse de ce genre ne devrait être posée. En cela, elle rapproche, et propose de ne jamais séparer, les études féministes des études dites queer (et non gayes et lesbiennes qui sont également restrictives).
Judith Butler explique dans Gender Trouble que le genre, féminin et masculin, qui est différent mais non indépendant du sexe, male et femelle, est pour chacun(e) une caractéristique changeante avec le temps ou les circonstances ; une caractéristique choisie autant qu’elle est subie, et en tout cas construite et modifiée au cours de la vie. Ceci implique que la « matrice hétérosexuelle », selon laquelle le sexe détermine le genre et la sexualité (c’est à dire l’attirance pour l’autre sexe) est fondée sur de fausses bases que les féministes n’ont pas toujours su rejeter.
– Gender Trouble aborde en fait la question de la «performance» du genre, ce qui a conduit les lecteurs/trices à tirer la conclusion que selon Judith Butler, le genre était comme un vêtement que l’on choisissait dans sa garde robe le matin et qu’on pouvait changer à loisir. Son analyse des drag-shows a beaucoup contribué à cette interprétation de sa pensée. C’est essentiellement contre cette idée que Bodies That Matter s’exprime : contre l’idée que le genre est un attribut que l’on adopte librement, que l’on choisit, que l’on maîtrise, et contre l’idée que le sexe biologique, et donc le corps, ne comptent pas par rapport au genre qui serait mental et social. D’où le titre Bodies That Matter, qui exprime non seulement l’idée qu’il y a des corps qui comptent plus que d’autres aux yeux des uns et des autres, mais que les corps, en général, importent.
Bodies That Matter se divise en quatre parties principales
– A. Dans Bodies That Matter, Butler revient sur la question du sexe et du corps, pour montrer finalement que le corps, qui est tout aussi primordial que le genre, est comme le genre une norme sociale et pas simplement une entité biologique. Ainsi, tout enfant est défini à la naissance comme étant une fille ou un garçon ce qui correspond à deux sexes mais surtout à deux normes. Son étude de la norme part du fait que chez Lacan, le sexe est effectivement considéré, selon elle, comme une norme. La matière n’est pas seulement le lieu d’une construction, mais est elle-même une construction. (p. 28) La matière est construite par la matrice des genres, qui est essentiellement hétérosexuelle et qui exclut bien des spécificités ethniques, économiques, etc. La séparation admise entre sexe et genre (un peu comme entre corps et âme) masque leur interdépendance, l’interdépendance du corps et du psychique. Cette opposition binaire est cependant parfaitement courante et se fait par l’exclusion dont le rejet définit la norme.
– B. Dans les chapitres 2 et 3, « the lesbian phallus » et « phantasmatic identification and the assumption of sex », Butler montre comment Platon préfigure les théories freudiennes et lacaniennes du phallus. Elle remarque d’abord que Lacan considère le sexe comme une construction, idée au centre de sa propre théorie, qu’elle reprend pour parler du phallus lesbien, de l’appropriation du phallus par la femme qui peut avoir et être le phallus de même que l’homme peut avoir et être le phallus.
Les théories freudiennes et surtout lacaniennes du phallus, dont elle montre les contradictions mais aussi les utilisations possibles par les féministes, servent avant tout à établir la matrice hétérosexuelle et à exclure d’autres constructions des sexes. Butler analyse ensuite l’importance de l’exclusion dans toute construction, y compris dans les théories féministes ou gayes et lesbiennes qui rejettent par exemple, pour n’en prendre qu’un, la bisexualité. C’est l’idée finalement simple que tout regroupement identitaire exclut et qu’il se doit d’évoluer en pensant à cette exclusion pour ne pas retomber dans le même schéma que les groupes ou théories contre lesquelles il a pu naître, ce que le féminisme aurait trop souvent fait.
– C. Butler analyse des œuvres qui illustrent ses théories : Paris is Burning, le film de Jennie Livingston, les romans de Willa Cather et la nouvelle de Nella Larsen, Passing.
Paris is Burning : Judith Butler s’interroge sur la valeur déconstructionniste du drag-show. Le drag-show a été accusé de reproduire tous les stéréotypes sociaux concernant l’adéquation entre apparence et fonction sexuelle et sociale. En réalité il les dénonce comme des représentations théâtrales, des shows, des déguisements, puisque les personnes qui défilent ne sont pas des femmes, des militaires, des businessmen, mais leur ressemblent néanmoins parfaitement. Pour Butler cette fonction du drag-show est primordiale.
L’analyse des livres de Cather se concentre d’avantage sur l’aspect linguistique (plutôt que vestimentaire) de la construction des sexes à travers les noms masculins, féminins et neutres.
L’analyse de Passing fait le lien entre la question de l’homosexualité et du métissage.
La norme corporelle est tout autant sexuelle que raciale et le métissage comme l’homosexualité constituent une déviation de cette norme. Le rejet nécessaire par la norme hétérosexuelle blanche du métissage et de l’homosexualité entraîne leur convergence. Judith Butler montre que dans Passing, il ne s’agit pas de déterminer ce qui est premier, de la race, du sexe ou de la sexualité, mais de comprendre leur interdépendance et la construction de la norme.
– D. Dans la dernière partie du livre, Butler utilise ces exemples pour revenir sur la question de la citation et de l’historicité des mots et des appellations qui construisent les corps, en particulier le mot «woman» et le mot «queer», tous deux étant le site de nombreuses interrogations et transformations. La question des appellations performatives est centrale. Le discours a la capacité de produire ce qu’il nomme : des corps strictement féminins ou masculins (alors que les variétés sont grandes).
Butler se réfère à Zizek sur le réel : le réel, c’est à dire l’existence de toute déviance de la norme, de tout ce qui existe en dehors du «pacte symbolique» hétérosexuel normatif, constitue une attaque qui menace de psychose le sujet qui se raccroche à la norme. Cette dynamique du déséquilibre et du rejet explique que tout corps est constamment défini, reformulé, à la recherche d’une cohérence inatteignable. On en revient donc au corps et au sexe comme construction tout au long de la vie et tout au long de la société.
Pour Butler, la subversion à la norme hétérosexuelle implique d’en rejeter les bases et elle propose donc un nouvel alphabet pour une nouvelle lecture, où le corps compte autant que le genre et est lui aussi une construction.
Quelques questions et remarques :
– C’est un texte horriblement théorique qui finalement a énormément d’applications et d’illustrations pratiques. Bien d’autres produits culturels de toutes sortes se prêteraient à cette analyse, tels que les films de Pedro Almodovar, les performances de Madonna, les pub de Calvin Klein, comme si tous ces gens avaient lu Butler, ce qui est d’ailleurs peut-être le cas. On comprend surtout que sa théorie trouve un écho évident dans la société d’aujourd’hui.
– L’introduction dit à quel point les questions de classes, de géographique, d’appartenance à un groupe ethnique et finalement d’individualité doivent être considérées en dehors et en deçà des groupes trop larges telles que les hommes, les femmes, les lesbiennes, etc. Ces questions sont ensuite peu abordées.
Par exemple, au début du dernier chapitre, Butler remarque que «nigger» n’a pas connu la même récupération que «queer» mais ne donne pas d’éléments explicatifs.
Si l’on recherche dans Google «nigger, queer et Butler», tout le monde a compris que Butler considère que les mots ont été récupérés par les deux groupes de la même façon, alors qu’elle dit le contraire, c’est à dire en effet, qu’on ne risque pas de voir naître des départements de «nigger studies» dans les universités américaines…
On peut donc se demander dans quelle mesure le besoin que déclare Butler de remettre en cause les fondements de la pensée sociale par rapport à la construction du sexe et du genre empêche l’action concrète et le changement social plutôt que théorique et individuel.
Ainsi, lorsque le maire de San Francisco a marié des couples homosexuels malgré la loi qui déclare l’hétérosexualité du mariage, Judith Butler s’est prononcée contre cette action politique qui renforce la matrice hétérosexuelle. On donne accès aux homosexuels à des privilèges réservés à la norme hétérosexuelle, sans la remettre en cause. Est-ce légitime, est-ce subversif, est-ce rétrograde ?
– Judith Butler laisse constamment de côté les drag-kings, des femmes qui se travestissent en hommes pour des spectacles ou dans la vie. Or, lorsque les hommes se travestissent en femmes, on considère souvent qu’ils abandonnent un privilège, alors que dans le cas contraire les travestis accèdent au privilège masculin (symboliquement pour un spectacle ou réellement dans la vie). Est-ce que cela constitue une reproduction de la normativité hétérosexuelle politiquement subversive, et l’est-elle alors également dans l’autre sens. Car les drag-queens ont beau reproduire la norme hétérosexuelle, le travestisme ne fait pas partie de cette norme. D’autant plus que les drag-shows sont loin de ne faire que reproduire la norme hétérosexuelle, bien au contraire, ils se placent entre les sexes et les genres, le point central n’étant pas simplement ou toujours de ressembler au maximum à un vrai homme ou une vraie femme mais de s’amuser et, très largement, de se moquer, pas seulement de la norme hétérosexuelle.
Je dirais donc qu’il y a une tendance forte dans le livre à se désintéresser de l’action par rapport à la réflexion, ce qui revient d’ailleurs peut-être à reproduire cette séparation entre corps et âme, matérialité et symbole, qu’elle dénonce dans le premier chapitre.
– Enfin, concernant l’utilisation des drag-shows pour montrer que le genre ou le sexe sont des constructions, j’ajouterai l’on peut tout autant se pencher sur les hommes et femmes biologiques et hétérosexuels pour le montrer. A cet égard, dans Vested Interest, Marjorie Garber s’intéresse à l’homovestie, le contraire du transvestisme (si l’on veut), où un individu s’habille à tout prix selon les codes qui correspondent à son sexe (des femmes qui s’habillent toujours en rose, des hommes qui rejettent tout signe vestimentaire de féminité). Ces exemples présentent la construction du genre sans l’ancrer dans la marginalité, tout en libérant également le drag-show de sa qualité de numéro de cirque.